Civilisation
Ne pas désespérer
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Le pontificat de François entend imposer verticalement l’idée d’une Église horizontale, étendue jusqu’à des périphéries si lointaines qu’elles laissent béant un vide occidental central. Son vieux progressisme militant peine à intégrer, dans sa gouvernance, les principes mêmes qu’il défend.
Dans l’analyse des conflits et des crises, un aspect ne saurait être sous-estimé : le poids des narratifs et des présupposés dans toute prise de décision. La particularité du pontificat actuel, par-delà les critiques et les points de crispation, est peut-être de rappeler la difficulté et les limites de certaines injonctions. Comme si un pontificat novateur n’échappait pas aux problèmes des « gouvernances » – pour reprendre une expression à la mode – qui, si modernes qu’elles soient, pèchent curieusement par une certaine inadéquation au cadre actuel.
Dans ce qu’il vante, le pontificat actuel entend reconnaître une certaine liberté ecclésiale aux chrétiens, aux évêques et même aux conférences épiscopales. Sur le fond doctrinal, c’est un appel à prendre plus de liberté avec les énoncés, les formules ou même la liturgie – non sans contradictions, comme on le voit avec la tentative maladroite et bien mal suivie de l’interdiction de la messe traditionnelle édictée par le Motu Proprio Traditionis Custodes. Mais paradoxalement, ces inflexions obéissent à une « loi du sommet » et se heurtent à des oppositions. De la réforme liturgique de Paul VI, on disait qu’elle répondait à cette tendance constatée dans les sociétés modernes d’après-guerre : moderniser politiquement, économiquement et socialement avec des réformes ambitieuses portées par une élite politique et appliquées par une technocratie triomphante. Mais c’était à une époque où le politique avaient encore une forte légitimité, en partie issue de la Résistance et d’un contexte de reconstruction. C’est en partie un schéma dans lequel s’inscrit la papauté actuelle, avec une forte pointe personnelle. Si l’on suit certains théologiens (on peut songer à certains propos de Dom Ghislain Lafont) qui admettent que seule une démarche par le haut peut faire aboutir des changements radicaux dans l’Église, il faut cependant rappeler que cette modernisation générale par le haut, qui s’étend de la fin des années 40 aux années 60, passe difficilement aujourd’hui. Les sociétés occidentales sont réticentes à ces injonctions d’en-haut. Depuis les années 70, nos contemporains sont désabusés et regardent d’un œil méfiant et sceptiques ces postures surplombantes.
Il y a parfois des piques dans le discours du pape. Contre l’Occident en général, et contre les États-Unis et l’Europe en particulier. Ils font moins d’enfants et se protègent. L’Europe est même une femme malade. Les constats ne sont pas faux, mais François, le pape du périphéries et du Sud global, oublie peut-être qu’il y a autant de « Sud » dans le Nord qu’il y a de « Nord » dans le Sud. Le Nord, ce sont aussi des sociétés plus liquides, plus éclatées, où les populations n’ont plus les mêmes modes de vie, ni les mêmes perceptions. Il y a peut-être ces cadres qui « bougent », qui voyagent, mais il a aussi ces populations plus arrimées à leur sol et pour qui les frontières, l’identité sont devenues les ultimes structures de protection. En France, l’analyse de la carte électorale révèle ces zones périphériques où vivent ces « Gaulois réfractaires » ou « Français de l’intérieur ». Il y a enfin ces segments plus précaires de populations. De l’autre côté, le Sud est lui-même éclaté avec une population qui s’embourgeoise, ce qui fait que l’on a aussi bien des bidonvilles que des zones résidentielles dans les mégapoles. Mais l’impression qui domine est que l’Occidental est perçu comme le gardien du ranch texan, non comme un galérien qui redoute d’être noyé dans le fracas du monde et le chaos migratoire. L’Amérique de Trump n’est pourtant pas seulement celle des milliardaires qui maîtrisent l’art du « deal » : c’est aussi celle du « hillbilly » narré par J.D. Vance, qui rame et qui ne peut s’offrir une vie décente.
Dans le choix pontifical des « périphéries », il faut s’interroger sur la volonté de « récompenser » des zones microscopiques. Pourquoi, par exemple, donner le chapeau de cardinal à des titulaires de sièges dont les circonscriptions ne comptent guère de fidèles ? S’il est méritoire de ne pas se concentrer sur des métropoles qui ont habituellement bénéficié d’une reconnaissance régulière au sommet de l’Église, le travail apostolique suppose quand même du temps. Il faut l’encourager, mais aussi attendre une certaine croissance. Autrement dit, s’il est peut-être logique de ne pas regarder que vers Lyon, Paris, Prague ou Varsovie pour réfléchir aux chapeaux de cardinaux, d’envisager des sièges « moyens » comme celui de Sienne ou des sièges historiques comme celui de Jérusalem, peut-on estimer que le rééquilibrage est approprié avec des diocèses qui restent infimes ? En Mongolie, la préfecture apostolique du cardinal Marengo ne comprend que 1500 fidèles. Le cardinal Soane Patita Paini Mafi, évêque des Tonga, est la tête d’un diocèse islien dit « exempt » (il est directement soumis à la juridiction de Rome) qui compte 10 000 fidèles et 29 prêtres. En Australie, Melbourne ou Sydney sont des sièges naturellement cardinalices. Mais, au final, le seul cardinal de ce pays, Mgr Mykola Bychok, âgé de 44 ans, est à la tête d’un diocèse d’une Église de rite oriental, l’Église gréco-catholique ukrainienne, dont l’archevêque majeur depuis 2011, Mgr Schevchuk, est à Kiev. Une telle démarche est quand même incohérente : normalement, c’est le primat de cette Église qui aurait dû recevoir le chapeau rouge, même si, ecclésiologiquement, cette démarche peut se discuter (la difficulté à être à la fois membre du clergé romain et patriarche d’une Église orientale ; et politiquement, François n’a peut-être pas voulu froisser la Russie en honorant un évêque catholique dont le siège est en Ukraine). Au final, on veut être disruptif, mais le risque n’est-il pas de crisper la hiérarchie classique par des créations dont on peut craindre qu’elles traduisent la volonté de faire des « coups » au niveau du gouvernement ecclésial ? Doctrinalement, ce dernier domaine n’est pas couvert par l’infaillibilité, qui ne s’applique que sous certaines conditions au pape s’exprimant en matière de foi et de morale. Mais est-il pour autant opportun de gouverner de manière floue et incompréhensible en voulant agir de façon différente par rapport à ses prédécesseurs ? N’est-ce pas introduire dans le gouvernement ecclésial des considérations peu pastorales et un enjeu communicationnel qui revêt des proportions démesurées ?
On raconte que Traditionis Custodes a été adopté à la suite d’une vidéo d’un bloggeur américain dénigrant le pape, ce qui aurait mis ce dernier en colère… Vraie ou fausse, une telle anecdote est révélatrice des prises de décision. Car on raconte aussi que lorsqu’il songera à condamner l’Action française, Pie XI prit le soin de s’abonner au quotidien homonyme pour s’en faire une opinion. François s’est-il abonné à l’émission Le Club des Hommes en noir, la chaîne YouTube lancée par L’Homme nouveau ? Le choix d’une posture trop personnelle pour le style pontifical conduit à privilégier encore plus l’entourage, donc à s’appuyer sur des relais qui n’ont ni le recul, ni la profondeur pour prendre des décisions importantes. Normalement, le pape dispose de son « administration », la Curie, qui permet aussi de « couvrir » le sommet. Or ce court-circuitage des intermédiaires aboutit à fragiliser la tête et à la rendre aussi plus dépendantes des groupes de pression. C’est par exemple ce qu’on a vu à propos de la polémique (en 2021 et 2023) sur la bénédiction des couples homosexuels. Dans un premier temps, le pape s’insurge contre une décision de la Curie de 2021 qui interdit ces bénédictions. Dans un deuxième temps, un texte dit radicalement le contraire. Puis, dans un troisième temps, c’est la bronca des Églises africaines avec, au final, une précision pour affirmer que l’Église ne changeait pas de position et qu’il n’y aurait pas de bénédictions. Le pape doit alors reculer au point que certains ont même affirmé qu’il revenait à la position de 2021… Bref, alors qu’il véhicule une doxa moderne sur le fond, le progressisme ecclésial vieillit. Jusqu’à la chute finale ?
Illustration : Avec Luce, en route vers les périphéries.