France
Le retour de l’épopée
Nous avons besoin de l’épopée, nous aimons l’épopée.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Lors qu’Éginhard sentit monter en lui le goût de la retraite, il s’installa non loin de Francfort et fit construire une maison, une église et des bâtiments conventuels. Il ne manquait plus à ce lettré, qui servit à la cour de Charlemagne (dont il écrivit une vie), que des reliques à vénérer.
Le voilà qui dépêche à Rome, en 827, son notaire et son serviteur, à la suite du diacre Deusdona, Romain qui se faisait fort de lui procurer les reliques nécessaires. Le récit de la translation de ces reliques est ahurissant : le Romain est un fripon, malgré son catalogue de reliques prêtes à livrer, le notaire aidé d’un prêtre va aller cambrioler une basilique pour y dérober les reliques des saints Pierre et Marcellin (qui font vite savoir, par quelques miracles, que ce vol leur paraît légitime), l’abbé Hilduin récupère la majeure partie des reliques car les voleurs sont eux-mêmes volés – avant qu’Éginhard ne vienne réclamer son dû, toujours conforté par les miracles des deux saints qui paraissent gouverner l’expédition et ses détours du haut du ciel. Comme tous les volumes de la collection des Classiques de l’histoire au Moyen Âge, une introduction abondante et des notes précises nous permettent de comprendre le périple et ses enjeux humains, d’approcher le culte des reliques chez les Francs, d’apprécier la langue d’Éginhard (c’est une édition bilingue) et l’état de la médecine, et de nous émerveiller de la science que les historiens déploient.
Mais ce qui enchante c’est le récit, à lire au premier degré quand même, pour y retrouver cette saveur incroyable d’une foi éclairée (le texte d’Éginhard témoigne de sa longue pratique des écritures) qui accepte la réalité de miracles (tordus redressés, aveugles recouvrant la vue, impotents remarchant) jaillissant comme autant de fleurs des champs : « ces événements [guérison de Daniel, « si courbé qu’il n’aurait pu voir le ciel à moins d’être couché sur le dos »] prirent place le 17 janvier, un jour d’un temps si clément et si lumineux qu’il égalait la splendeur du soleil en été, où l’air lui-même était si doux, si agréablement tranquille, que sa caressante tiédeur surpassait celle du climat printanier. » On ne peut pas tout citer mais un miracle, entre autres, est d’une si belle étrangeté qu’il défie l’incrédulité : « Comme nous l’interrogions par la suite, il affirma en effet qu’il n’avait été capable ni d’entendre, ni de parler, depuis son enfance et jusqu’à présent […]. Et comme nous lui demandions son nom, il répondit qu’il l’ignorait complètement, pour la bonne raison qu’il ne l’avait jamais entendu de tout le temps qu’il était resté sourd. » Quel écrivain imaginerait pareil trait ? Gloire à Éginhard d’avoir délivré saints Pierre et Marcellin de leur basilique romaine et de les avoir transportés du côté de Seligenstadt où ils firent pleuvoir leurs grâces sur le petit peuple ; et d’avoir tout raconté pour que nul n’oublie leurs bienfaits, sauf l’empereur qui, lui, refusa d’écouter leurs révélations… Mais c’est une autre histoire.