À l’heure de l’intelligence artificielle et des hypertrucages, aller contempler des trompe-l’œil peints ou sculptés a quelque chose de délicieusement désuet.
Le genre a évidemment périclité même si tel ou tel artiste contemporain s’y essaie encore, comme Tony Matelli et ses pissenlits de bronze, exposés l’année dernière à Nantes au titre de l’hyperréalisme. C’est peut-être, d’ailleurs, la limite de l’exposition « Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours » du musée Marmottan Monet : d’une part sortir du cadre strict du trompe-l’œil artistique, en nous proposant une tenue de camouflage, effectivement destinée à tromper l’œil, mais en étant très maigre en sculptures hyperréalistes, grandeur nature (critère nécessaire du genre), d’autre part faire l’impasse sur cette résurgence troublante du trompe-l’œil à travers les œuvres numériques explicitement pensées pour mimer exactement la réalité, et même mimer la représentation photographique ou vidéo de la réalité.
Mimer la représentation, c’est le jeu favori des artistes présentés qui proposent faux bas-reliefs de marbre (Doncre, Quatre enfants jouant, 1803), fausses gravures encadrées dont le verre protecteur paraît brisé (Gaspard Grely, Trompe-l’œil à la gravure de Bouchardon au verre brisé, après 1738), fausses estampes retenues par un faux ruban. Certaines œuvres sont habiles, certains moyens sont amusants, comme ces insectes qu’on croit posés sur les toiles (le musée, malicieusement, a parsemé les murs de l’exposition de semblables et plaisantes tromperies, avec mouche, fausse bouche d’aération, etc.) ; on sent que le plaisir de l’illusion excite l’ingéniosité : dans le Trompe-l’œil aux instruments du peintre et aux gravures (début XVIIIe) de Cristoforo Munari, certaines gravures dépassent du rectangle du châssis, ainsi que la palette ; ce format découpé, dit chantourné, veut vraiment induire en erreur. Il est certain que, judicieusement disposé dans une pièce sans éclairage électrique, l’effet devait être très réussi. Jean-Étienne Liotard pousse à sa perfection la vérisimilitude avec son Trompe-l’œil au portrait de Marie-Thérèse d’Autriche (v. 1762) : le portrait est au fond d’une boîte au couvercle à demi tiré mais tout est en fait sur le même plan et on admire plus le bois “tout simple” que l’aimable figure.
L’art abstrait a attiré une foule d’oisifs dont les expositions masquent la stérilité de notre époque
L’exposition est riches en pièces peu connues : si Boilly, bien connu, est bien représenté, Moulineuf est saisissant et l’Américain John Frederick Peto, un peu raide et systématique, réussit à glisser presque malgré lui une note d’étrangeté dans ses portes de haras. Deux Français du XXe siècle retrouvent l’ironie sous-jacente au genre, non seulement dans le jeu avec le spectateur mais aussi, sans doute, dans le choix des sujets, comme si mimer une gravure de Chardin était une discrète manière d’en souligner une popularité excessive. Henri Cadiou, qui créa le mouvement des Peintres de la réalité, livre en 1960 Transcendance spatiale, impeccable pastiche de Lucio Fontana et ses toiles lacérées au succès délirant, et il écrit, la même année, « Devenu, en raison de sa facilité d’exécution, aussi puéril que la pyrogravure et les fonds d’assiettes décorés de nos grands-mères, l’art abstrait a attiré une foule d’oisifs dont les expositions innombrables masquent la stérilité artistique de notre époque », qui a le mérite d’être clair sur l’admiration qu’il porte à celui qu’il pastiche. De même Pierre Ducordeau, en 1966, expose un tableau vide, prétendument son autoportrait, dont il représente avec virtuosité le cadre et le bon de déplacement nous apprenant que la toile a été prêtée à l’exposition « Chefs-d’œuvre français » à la National Gallery.
Il y a peu de sculptures mais deux pièces résument à elles seules la tension entre réalité et représentation propre au genre : une Terrine en forme de laitue (1750) de la manufacture Hannong de Strasbourg, magnifique exercice illusionniste en faïence, dont la destination culinaire et ménagère renvoie à la bonhomie, à la farce, à la joie presque enfantine de la tromperie ; et une Chemise (Cardin) (1985) de Jud Nelson, ciselée avec grande précision en marbre de Carrare, qu’on jurerait sortie d’un tiroir : le tissu paraît souple et confortable mais la dureté du matériau, son usage si peu solennel, le contraste entre la technique éblouissante et le sujet, font penser à une Vanité contemporaine où l’objet de consommation a remplacé les crânes, les sabliers et les fleurs coupées : nous voilà contemplant une marchandise, et nos réflexions sur l’illusion de la vie ont une qualité très XVIIe ; le trompe-l’œil est aussi une morale.
« Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours ». Musée Marmottan Monet, Paris, jusqu’au 2 mars 2025
Illustration : Henri Cadiou, Transcendance spaciale, 1960, © ADAGP, Paris 2024
Jean-Étienne Liotard, Trompe-l’œil au portrait de Marie-Thérèse d’Autriche, Vers 1762-1763 © Paris, collection Sylvie Lhermite-King