Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

Morale de l’illusion

À l’heure de l’intelligence artificielle et des hypertrucages, aller contempler des trompe-l’œil peints ou sculptés a quelque chose de délicieusement désuet.

Facebook Twitter Email Imprimer

Morale de l’illusion

Le genre a évidemment périclité même si tel ou tel artiste contemporain s’y essaie encore, comme Tony Matelli et ses pissenlits de bronze, exposés l’année dernière à Nantes au titre de l’hyperréalisme. C’est peut-être, d’ailleurs, la limite de l’exposition « Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours » du musée Marmottan Monet : d’une part sortir du cadre strict du trompe-l’œil artistique, en nous proposant une tenue de camouflage, effectivement destinée à tromper l’œil, mais en étant très maigre en sculptures hyperréalistes, grandeur nature (critère nécessaire du genre), d’autre part faire l’impasse sur cette résurgence troublante du trompe-l’œil à travers les œuvres numériques explicitement pensées pour mimer exactement la réalité, et même mimer la représentation photographique ou vidéo de la réalité.

Mimer la représentation, c’est le jeu favori des artistes présentés qui proposent faux bas-reliefs de marbre (Doncre, Quatre enfants jouant, 1803), fausses gravures encadrées dont le verre protecteur paraît brisé (Gaspard Grely, Trompe-l’œil à la gravure de Bouchardon au verre brisé, après 1738), fausses estampes retenues par un faux ruban. Certaines œuvres sont habiles, certains moyens sont amusants, comme ces insectes qu’on croit posés sur les toiles (le musée, malicieusement, a parsemé les murs de l’exposition de semblables et plaisantes tromperies, avec mouche, fausse bouche d’aération, etc.) ; on sent que le plaisir de l’illusion excite l’ingéniosité : dans le Trompe-l’œil aux instruments du peintre et aux gravures (début XVIIIe) de Cristoforo Munari, certaines gravures dépassent du rectangle du châssis, ainsi que la palette ; ce format découpé, dit chantourné, veut vraiment induire en erreur. Il est certain que, judicieusement disposé dans une pièce sans éclairage électrique, l’effet devait être très réussi. Jean-Étienne Liotard pousse à sa perfection la vérisimilitude avec son Trompe-l’œil au portrait de Marie-Thérèse d’Autriche (v. 1762) : le portrait est au fond d’une boîte au couvercle à demi tiré mais tout est en fait sur le même plan et on admire plus le bois “tout simple” que l’aimable figure.

L’art abstrait a attiré une foule d’oisifs dont les expositions masquent la stérilité de notre époque

L’exposition est riches en pièces peu connues : si Boilly, bien connu, est bien représenté, Moulineuf est saisissant et l’Américain John Frederick Peto, un peu raide et systématique, réussit à glisser presque malgré lui une note d’étrangeté dans ses portes de haras. Deux Français du XXe siècle retrouvent l’ironie sous-jacente au genre, non seulement dans le jeu avec le spectateur mais aussi, sans doute, dans le choix des sujets, comme si mimer une gravure de Chardin était une discrète manière d’en souligner une popularité excessive. Henri Cadiou, qui créa le mouvement des Peintres de la réalité, livre en 1960 Transcendance spatiale, impeccable pastiche de Lucio Fontana et ses toiles lacérées au succès délirant, et il écrit, la même année, « Devenu, en raison de sa facilité d’exécution, aussi puéril que la pyrogravure et les fonds d’assiettes décorés de nos grands-mères, l’art abstrait a attiré une foule d’oisifs dont les expositions innombrables masquent la stérilité artistique de notre époque », qui a le mérite d’être clair sur l’admiration qu’il porte à celui qu’il pastiche. De même Pierre Ducordeau, en 1966, expose un tableau vide, prétendument son autoportrait, dont il représente avec virtuosité le cadre et le bon de déplacement nous apprenant que la toile a été prêtée à l’exposition « Chefs-d’œuvre français » à la National Gallery.

Il y a peu de sculptures mais deux pièces résument à elles seules la tension entre réalité et représentation propre au genre : une Terrine en forme de laitue (1750) de la manufacture Hannong de Strasbourg, magnifique exercice illusionniste en faïence, dont la destination culinaire et ménagère renvoie à la bonhomie, à la farce, à la joie presque enfantine de la tromperie ; et une Chemise (Cardin) (1985) de Jud Nelson, ciselée avec grande précision en marbre de Carrare, qu’on jurerait sortie d’un tiroir : le tissu paraît souple et confortable mais la dureté du matériau, son usage si peu solennel, le contraste entre la technique éblouissante et le sujet, font penser à une Vanité contemporaine où l’objet de consommation a remplacé les crânes, les sabliers et les fleurs coupées : nous voilà contemplant une marchandise, et nos réflexions sur l’illusion de la vie ont une qualité très XVIIe ; le trompe-l’œil est aussi une morale.

 

« Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours ». Musée Marmottan Monet, Paris, jusqu’au 2 mars 2025

Illustration : Henri Cadiou, Transcendance spaciale, 1960, © ADAGP, Paris 2024

 

Jean-Étienne Liotard, Trompe-l’œil au portrait de Marie-Thérèse d’Autriche, Vers 1762-1763 © Paris, collection Sylvie Lhermite-King

 

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés

Civilisation

Et toi ?

Et toi ?

Par Richard de Seze

Ribera fut le disciple espagnol du Caravage et œuvra en Italie, à Rome puis à Naples, au XVIIe siècle. Doué, rapide, célèbre, prolifique, tombé en France dans un relatif oubli après avoir été “redécouvert” et célébré au XIXe (et redécouvert encore une fois en 2002, avec la réattribution des œuvres de sa période romaine), il est aujourd’hui célébré à Paris par une exposition exceptionnelle – par les œuvres qu’elle réunit et par l’intelligence de leur déploiement – qui récapitule toute sa carrière.

Civilisation

En pleine littérature

En pleine littérature

Par Michel Bouvier

Ou en pleine déconfiture ? Il est vrai que la littérature se porte mal, mais plutôt moins mal que l’homme, qui la produit, lequel chemine inéluctablement en étourdi vers la mort. La saison est mauvaise. Mais c’est justement dans ce sale temps-là que vient Noël, avec son étoile, et ses lumignons, avec son Enfançon royal, reçu dans une mangeoire comme une nourriture attendue. Fermons les volets, allumons le feu, et fêtons ces mystères, dont celui de l’écriture, de toutes ces écritures qui sont les petits de l’Écriture Sainte. « Laissez venir à moi les petits enfants. » Qu’ils viennent donc, les petits écrivains, qu’ils sortent de leurs boîtes de papier, qu’ils entonnent leurs chants de gloire.

Civilisation

La déspiritualisation du Verbe ou la littérature comme astre mort

La déspiritualisation du Verbe ou la littérature comme astre mort

Par Louis Soubiale

Excepté le petit monde consanguin de la germanopratinité littéraire parisienne, nul ou presque ne peut ignorer le blog Stalker (sous-titré éloquemment « Dissection du cadavre de la littérature ») fondé et animé par Juan Asensio, critique atrabilaire bernanosien (il tient Monsieur Ouine, qu’il a lu maintes fois, pour son livre de chevet) faisant pleuvoir ses méphistophéliques philippiques bloyennes sur les écrivassiers contemporains ayant la fatuité de concevoir leur incontinente production excrémentielle annuelle comme de la littérature.