Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

Voici le temps des assassins

C’est peu dire que Jean Gabin fut, comme disait le regretté Alain Delon, le John Wayne du cinéma français.

Facebook Twitter Email Imprimer

Voici le temps des assassins

Une immense carrière répartie sur plusieurs décennies, du fringant séducteur aux allures d’élégant voyou de Ménilmontant à l’homme sage, parfois rude, mais solide comme un antique chêne noueux de sa vieillesse. Tel fut Jean Gabin Alexis Moncorgé, né en 1904 et décédé en 1976 : une gueule, une gouaille au nombre des « trois mousquetaires » du cinéma français que furent Alain Delon, Jean-Paul Belmondo et Lino Ventura. Surtout, il fut dirigé par les plus grands. Lui-même n’a pas manqué, un jour, d’« adresser un cordial coup de chapeau aux quatre hommes avec qui j’ai pratiquement fait toute ma carrière de cinéma : Julien Duvivier, Jean Renoir, Marcel Carné, Jean Grémillon ». Le premier cité, Julien Duvivier (1896-1967), avec lequel il tourna sept films, aura laissé parmi les plus belles œuvres du 7e Art dont La Bandera (1935), La Belle Équipe (1936) et Pépé le Moko (1937). La Belle Équipe est assurément l’œuvre la plus attachante, une ode à l’amitié, à la fidélité et à la décence commune. Sans pathos ni mièvrerie, Duvivier, supervisant une pléiade d’acteurs judicieusement choisis (Viviane Romance, Charles Vanel, Aimos, Charpin…), nous brosse la chronique champêtre d’une France populaire en mutation. Mais c’est Le temps des assassins, dernière production du tandem Gabin-Duvivier, tournée en 1956, qui nous retiendra. Véritable film noir qu’on aurait pu croire adapté d’un roman de Georges Simenon, s’il n’était tout simplement sorti, armé et casqué, de l’esprit diablement inspiré du cinéaste lui-même, secondé par Maurice Bessy et Charles Dorat – on notera qu’en fait de référence littéraire, le titre du film est directement emprunté au poème « Matinée d’ivresse », tiré des Illuminations d’Arthur Rimbaud. Gabin y incarne le rôle à contre-emploi d’un restaurateur réputé en plein cœur des Halles de Paris (magistralement reconstituées en studio) qui se fait manipuler par la fille de son ancienne épouse. Danielle Delorme, interprète Catherine, figure d’ange aux desseins diaboliques, dont Châtelin (Jean Gabin), naïf au grand cœur, finit par s’éprendre avant de mettre à jour la vipère qui se terre sous cette âme faussement innocente.

Il y a du Simenon, mais aussi du Zola dans cette sombre comédie humaine

On rapprochera le personnage de Danielle Delorme de celui de Gene Tierney campant Ellen Berent, belle et riche héritière, aussi possessive que démoniaque, dans Péché mortel (Leave Her to Heaven, John M. Stahl, 1945) ou encore de celui, non moins inquiétant, de Jean Simmons sous les traits de Diane Tremayne, troublante héritière d’Un si doux visage (Angel Face, Otto Preminger, 1952). Il nous plait de conjecturer que Duvivier les avait pris pour canevas aux fins de portraiturer les femmes du film : Germaine Kerjean, la mère de Châtelin, et Lucienne Bogaert interprétant Gabrielle, la mère droguée et alcoolique de Catherine, sans oublier Mme Jules, la domestique jouée par Gabrielle Fontan. Monstres de perversité, de cupidité et de duplicité, elles font figure d’anti-héroïnes (les scènes où Fontan et Kerjean manient le fouet pour, respectivement, occire les volailles ou corriger Catherine, sont proprement sidérantes !) Antiféministe ? Misogyne ? Voire. Duvivier, bien peu optimiste sur la nature humaine et sa capacité à se rédimer, la condamne impitoyablement. Le tableau, sous des allures alacres (Au temps des assassins et La Belle Equipe évoquent la grande tradition populaire des guinguettes), est d’une insoutenable noirceur, que restitue l’impeccable photographie d’Armand Thirard. Personnalité entière et moins crédule, le personnage de Gérard Delacroix (composé Gérard Blain), étudiant en médecine impécunieux mais courageux, que Châtelin considère comme son fils, fera office d’ange rédempteur, victime propitiatoire des turpitudes et vilénies humaines. Comme nous le disions plus haut, il y a du Simenon, mais aussi du Zola (que Duvivier admirait, comme en témoignent ses adaptations d’Au bonheur des dames et de Pot-Bouille en 1930 et 1931) dans cette sombre comédie humaine, qui n’est pas sans rappeler, parfois, l’œuvre de Tennessee Williams brillamment mise en scène par Elia Kazan.

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés