Parmi les multiples éditions célébrant le bicentenaire de la naissance d’Anton Bruckner, le label britannique SOMM Recordings publie une série de six doubles CD rassemblant de rares enregistrements d’archive des onze symphonies du maître de Saint-Florian.
Du petit village d’Ansfelden en Haute-Autriche à la métropole viennoise, le parcours d’Anton Bruckner (1824-1896) demeure l’un des plus singuliers de l’histoire de la musique.
Fils d’instituteur, organiste accompli, formé à l’école de la musique sacrée et des maîtres classiques, il décida en 1855 – malgré un métier confirmé – de prendre des cours d’harmonie et de contrepoint. Il en résultat une série d’exercices orchestraux, préludes aux cathédrales sonores en gésine. Admirateur inconditionnel de Wagner, Bruckner ne tarda guère à se consacrer à la symphonie et nous laissa un corpus d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelle, longtemps incompris, qui influença nombre de ses successeurs. Profondément croyant, perfectionniste jusqu’à l’obsession, il insuffla au genre une dimension spirituelle et spatiotemporelle insoupçonnée.
Une initiative originale
Depuis 1931, la Société Bruckner d’Amérique s’attache à la promotion de la musique du compositeur autrichien. Les archives de son secrétaire exécutif, John F. Berky, conservent près de 12 000 enregistrements d’œuvres de Bruckner. Ancien hautboïste et producteur exécutif de SOMM, Lani Spahr a sélectionné dans ce vaste corpus divers enregistrements des années 1940 à 1970 dont il a assuré la restauration et le remastering et qui sont publiés pour la première fois en disque. Les commentaires analytiques des livrets, rédigés avec autant de soin que de compétence par Benjamin M. Korstvedt, professeur à l’Université Clark (Massachussets), informent le mélomane en retraçant la vie et le développement du compositeur depuis la Symphonie en fa mineur (1862) jusqu’à la neuvième inachevée (1894).
Six volumes dont la parution s’échelonne tout au long de l’année commémorative présentent un florilège de formations et de chefs majoritairement germaniques aiguisant notre appétence auditive. D’éminents brucknériens tels Eugen Jochum, Eduard van Beinum, Herbert von Karajan ou Joseph Keilberth côtoient des baguettes à découvrir comme Hans Weisbach ou Dean Dixon, premier noir américain à avoir dirigé de grands orchestres symphoniques.
Initialement conçu comme un exercice préparatoire en août 1862, l’unique Quatuor à cordes de Bruckner fut redécouvert par Rudolf Koeckert qui le créa avec son ensemble le 15 février 1951. C’est cette capture émouvante de la création mondiale de l’œuvre qui est reproduite, jouée avec justesse et sensibilité. Le premier volume de cette série de cd se révèle sans doute le moins enthousiasmant, présentant des essais de jeunesse émanant du carnet d’esquisses : une banale Marche en ré mineur, une prometteuse Ouverture en sol mineur, Trois pièces pour orchestre ainsi que la Symphonie en fa mineur (Orchestre Bruckner de Linz, Kurt Wöss, 1974) et la Symphonie n°1 (Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise, Eugen Jochum, 1959) qui témoigne de l’impact de sa récente rencontre avec Wagner.
Le deuxième volume est plus palpitant. En 1955 à Amsterdam, le néerlandais Eduard van Beinum électrifie la Symphonie en ré mineur dite “n°0” (Die Nullte) et la pare d’une captivante aura. Moins connu que son ainé Eugen, Georg Ludwig Jochum mérite notre considération. Il fut en poste en Suède, en Allemagne et en Autriche où il dirigea notamment l’Orchestre Bruckner de Linz. Il mène vaillamment l’Orchestre de la Radio de Cologne dans la Deuxième symphonie, captée en 1962, qu’il érige en véritable joyau d’équilibre et de splendeur rayonnante.
L’interprétation : reflet du temps
À la tête de la NDR de Hambourg en 1966, Hans Schmidt-Isserstedt conjugue dynamisme et lyrisme dans la 3e, précipitant les tempi sans pour autant convaincre pleinement. Dans le même esprit, le Suisse Volkmar Andreae, avec ses ralentis et ses effets théâtraux, vivifie la 4e Symphonie (captée à Munich en 1958) la rapprochant ainsi de l’impulsivité schumannienne. Ces deux interprétations, imprégnées d’une époque se grisant de vitesse et de technologie, délaissent mystère et densité au profit d’une bien superficielle urgence.
Le jeune Christoph von Dohnányi, s’emparant de la 5e avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Berlin (1963) et de la 6e avec celui de Hambourg (1961), atteste de l’approche plus objective de la nouvelle génération de chefs émergeant après la Seconde guerre mondiale. Il souligne l’architecture ambitieuse des symphonies tout en restant attentif aux nuances et aux contrastes malgré des phalanges orchestrales manquant parfois de brillance.
Hans Müller-Kray, qui a joué un rôle capital dans l’histoire de l’Orchestre de Stuttgart depuis sa création en 1948 par les autorités militaires américaines, se plait à accentuer rubatos et oppositions dramatiques dans la 7e, enregistrée en 1955, d’une manière curieusement abrupte, sans nuire cependant aux puissantes envolées ni à la solidité du discours.
En complément des symphonies, œuvres religieuses (Messe n°2 en mi mineur, Psaume 112, Psaume 150 et un Te Deum superbement exalté par Herbert von Karajan en 1962) et de musique de chambre (le subtil Quintette) offrent une vision complémentaire et opportune de la créativité de Bruckner.
Affirmons-le sans détour, aucune des méritantes versions proposées ici ne détrône les gravures magistrales qui caracolent en tête de l’abondante discographie brucknérienne, mais elles apportent un éclairage passionnant sur un univers symphonique à nul autre pareil. Les fervents brucknériens se réjouiront sans réserve de la mise à disposition de ces archives jusqu’à présent inédites qui permettent d’appréhender l’évolution de la direction d’orchestre et de la conception de l’art de Bruckner depuis l’après-guerre jusqu’aux années 1970.
Anton Bruckner, From the Archives, volumes 1 à 6, Somm recordings.
Pour aller plus loin : www.brucknersocietyamerica.org