Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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Alors que nous fêtions en juin le 80e anniversaire du Débarquement, les éditions Salvator ont réédité un ouvrage qui avait connu le succès lors de sa parution en 1978. Bye bye Geneviève s’ouvre sur la vie banale d’une famille modeste du Cotentin, chargée de la surveillance d’un passage à niveau.
Pendant les années de l’occupation allemande, Geneviève sort à peine de l’enfance. Les actes de bravoure qu’elle rapporte sont inextricablement liés à l’ordinaire des jours. Actes minuscules mais décisifs, comme ceux de tant de Français à l’époque ; actes ensevelis dans le silence. Ces Français ne faisaient que leur devoir : sans rechercher les occasions, sans se dérober quand elles se présentaient.
La nuit du 5 au 6 juin 1944 donna à cette résistance discrète une autre dimension. Les parents de Geneviève n’étaient pas des « héros ». À notre époque, si Geneviève prenait un fusil et envoyait son géniteur ad patres, elle serait peut-être acquittée. Les juges, les jurés et l’opinion publique pourraient considérer que cet homme était un irrécupérable salaud, et qu’une justice expéditive, sans jugement ni recours, était tout ce qu’il méritait. Une justice sans défense – plus primitive que la justice antique. Pour trouver une justice aussi violente, impitoyable et sacrificielle que celle qui émerge de la houle furieuse de notre temps, il faut remonter jusqu’aux âges grecs obscurs ; il faut se plonger dans les tragédies sanglantes et pulsionnelles d’Eschyle et d’Euripide, qui décrivent le cycle maudit des vengeances, des exécutions sommaires et expiatoires, l’indéfectible culpabilité qu’aucune justice véritable ne vient absoudre, et la souffrance toujours renouvelée.
Mais dans les années 1940, MeToo n’avait pas encore éclairé les consciences. Maurice, le père de Geneviève, avait beau avoir la main lourde, il n’a pas fini déchiqueté par un troupeau de ménades avec la bénédiction des autorités. On peut, bien sûr, regretter une telle impunité ; mais cette impunité permit le sauvetage de 350 soldats ; et, laissant croître le bon grain et l’ivraie, elle est aussi une lanterne qui projette sa lumière sur l’âme et les relations humaines. Cette impunité permit aussi une réconciliation tardive avec la fille tant haïe : au bout d’un chemin torturé, une relative douceur ; le pardon offert à un cœur meurtri qui se laisse apprivoiser. Geneviève raconte avec une bouleversante candeur les drames et les contradictions qui agitent les vies les plus ordinaires.
L’une des scènes les plus extraordinaires du livre explore les mystères de la fraternité et de la foi. Un soldat allemand agonise dans les bras d’une fillette de 11 ans, qui chante pour lui. Dans un marais sous les bombardements, alors que vient la mort, ils parlent de l’enfer et de l’amour de Dieu, des arbres et des oiseaux. On pense à ce vers de René Char : « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu, il chante avant de s’envoler. »
On referme Bye Bye Geneviève avec l’impression d’avoir reculé dans notre connaissance des âmes et des destins – tant ce qui est raconté, avec droiture et simplicité, ébranle les conceptions tranquillement étriquées que l’on pouvait s’être forgées. Comme la connaissance de Dieu, la connaissance de l’âme va à reculons et à tâtons vers la lumière noire de l’incognoscible. Est-il progrès plus grand, dans la science du cœur humain, que de découvrir que l’on n’y connait rien ?