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La déchéance du plaisir

Homo consumans aux prises avec les stoïciens.

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La déchéance du plaisir

Le seul plaisir véritable dans une vie, c’est de philosopher. L’on sait, avec Montaigne, ce qu’il en est de la philosophie comme méditation préparatoire à la mort. Mais quid du plaisir, ce mot tellement galvaudé qu’on en a perdu jusqu’au sens originel, au point qu’il se confond avec le désir. Il n’est pourtant nul désir qui soit toujours une source de plaisir – je peux désirer vivre sans que la vie ne me soit plaisante et agréable tous les jours –, de même que tout plaisir ne s’offre pas systématiquement comme la satisfaction finale d’un désir premier – éprouver la beauté d’un concerto ou d’une sonate n’implique pas nécessairement qu’on veuille en acquérir la partition ou jouer dans l’orchestre qui l’interprète. Bref, le plaisir est, par essence, très relatif ; le plaisir immédiat d’étancher sa soif en buvant un verre d’eau n’éclaircira pas la noirceur de mon existence malheureuse. Nos contemporains, hédonistes non-épicuriens, semblent, quant à eux, atteints du syndrome de Dom Juan (ou de Casanova) en concevant la vie comme une succession de plaisirs plus ou moins évanescents, plus ou moins intenses. C’est ce que Teilhard de Chardin dénommait le « bonheur de plaisir » et que Homo Festivus (tel que l’a baptisé Philippe Muray) ravale trivialement à la fonction de « profiter ». C’est en ce sens que le plaisir a déchu puisqu’il est devenu la métonymie du bonheur, le fugace et le frivole étant pris pour l’éternel. Jadis, les anciens stoïciens contemplaient le cosmos et savouraient la plénitude de le voir tout en ordre et en harmonie. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté » écrira plus tard Baudelaire dans Les Fleurs du mal (1857). La grande bacchanale des olympiades, qui n’avait que très lointainement à voir avec l’olympisme attique des origines, et notamment ses douteux spectacles cérémoniels introductifs et conclusifs, a illustré cet effondrement du plaisir philosophique. Non point que nos aïeux vouassent obstinément leurs existences aux mânes de Platon ou d’Epictète, mais gageons que ce qui ne surgissait pas avec clarté du chef des individus étincelait à l’échelle plus vaste d’une race1 ou d’une nation. En d’autres termes, il y a fort à parier que tout ce qui est humain, ici-bas, s’est inconsidérément délesté de tout ce que nos ancêtres avaient patiemment amassé d’intelligence, de verticalité, d’esprit et de civilisation. Si l’honnête homme pouvait ressentir la joie de porter en lui-même tout un legs de grands auteurs et de questionnements primordiaux, tout cela charpenté à un héréditaire et solide bon sens, son avatar post-moderne, égotiste et narcissique, s’ébroue, lui, fièrement, dans les eaux saumâtres de sa suffisance vide et infatuée.

Déceler la part cachée du divin ordre des choses derrière les apparences matérielles

Homo Consumans se trouve désormais dénué de toute capacité d’émerveillement, cette indéfinissable clairvoyance située à mi-chemin de l’enfance et de la sainteté, qui permet de saisir l’ineffable divin des choses. Probablement, doit-on à cette amputation anthropologique qui plonge nos sociétés progressistes dans les plus impénétrables ténèbres, les dérélictions les plus catatoniques. La perte des sens éthiques, esthétiques et de justice, pour ne s’en tenir qu’à ces trois domaines, en est l’illustration la plus flagrante. Les stoïciens estimaient que la nature – elle-même harmonieusement réglée sur le cosmos – pouvait enseigner aux hommes. De là, ils en tiraient tous les principes politiques, éthiques, esthétiques, juridiques qui allaient structurer les cités grecques et, plus tard, feraient briller Rome au firmament de son empire. Or force est de constater une inaptitude inédite à toute « théorie » (la theoria grecque consistait, précisément, à déceler la part cachée du divin ordre des choses derrière les apparences matérielles) qui confine nos contemporains dans un prosaïsme aussi aride qu’affligeant. C’est dire que nous vivons une crise de l’homme, dont nous ne mesurons encore qu’imparfaitement l’ampleur. Nous avons déjà dit ce que nous devions penser de l’homme connecté – en voie d’être bientôt augmenté – prétendant se défier de la mort en ce qu’il l’encalmine dans le déni d’une vie qui aurait évacué le tragique. Attitude radicalement anti-stoïcienne s’il en est, puisque les penseurs du Portique considéraient que la vie et la mort constituaient les deux termes d’un continuum cosmologique, ce que Marc-Aurèle traduira ainsi : « tu existes comme partie : tu disparaîtras dans le tout qui t’a produit, ou plutôt, par transformation, tu seras recueilli dans sa raison séminale » (Pensées pour moi-même, IV, 14) et que le christianisme sublimera dans l’annonce de la résurrection. Conjurer la mort en déclarant « profiter » de la vie par accumulation de biens et de plaisirs matériels, revient à se placer en sécession de l’ordre cosmique du monde qui commande le détachement ; philosopher revient à cultiver la survenance de l’inattendu. C’est l’amor fati nietzschéen, l’attente lucide et sereine de l’inéluctable tragique. C’est la sagesse dans son entière plénitude, le seul et vrai plaisir de toute vie bonne.

 

1. Terme à prendre, évidemment, dans son acception de toujours, avant que racistes et antiracistes [souvent les mêmes] n’en inversent stupidement le sens ; avec Renaud Camus, nous faisons nôtre la profonde musicalité toute bernanosienne d’un mot devenu tabou, que l’auteur de La Grande Peur des bien-pensants accordait avec finesse et poésie « au souvenir vague et enchanté, ce rêve, ce profond murmure dont la race berce les siens ». O tempora, o mores…

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