Nous avons tous joué au pouilleux, appelé aussi le mistigri dans notre jeunesse, souvenez-vous : on distribue aux joueurs un jeu de cartes duquel on a retiré le valet de trèfle.
Chacun alors cherche à obtenir des paires, as de cœur-as de carreau, roi de trèfle-roi de pique… Seul le valet de pique, le pouilleux, le valet noir ne peut être apparié, puisqu’on a retiré le valet de trèfle ; chaque joueur tour à tour tend son jeu à son voisin pour qu’il en prélève une carte en aveugle ; au fil des échanges, les paires constituées sont retirées du jeu, le maudit valet de pique passe plusieurs fois de main en main, à la fin, il reste seul et son détenteur est déclaré pouilleux.
Nous avons parfois dans le jeu de la vie l’impression révoltante de récolter le valet de pique : le vis-à-vis ronfleur dans le train bondé, le voisin de table maladroit qui vous asperge de sauce ou de vin pendant le dîner, l’huître avariée dans le plateau de fruits de mer, le caillou dans la chaussure, la gouttière crevée à la verticale du col de chemise, la roue crevée en rase campagne à une heure du matin, le barreau d’échelle traîtreusement défaillant, la batterie à plat, le raseur impossible à éviter, le lacet qui casse, la tache de gras sur le veston… Innombrables sont les valets de pique dont le surgissement nuisible vous fait en une fraction de seconde trouver la vie odieuse, bouche votre horizon d’un voile épais et gluant…
Croyez-vous au diable, ami lecteur ? On dit de lui qu’il se cache dans les détails, vous savez, ces détails sournoisement insinués dans les méandres de la vie, en apparence anodins, qui en réalité vous agrippent et vous emprisonnent :
Chacal oblique, il rôde puis s’éloigne
Craignant le bleu, au franc soleil meurtri,
Revient le soir, propose un mistigri,
Puis, enjôleur, vous plume à qui perd gagne.
Il existe des valets de pique de cette espèce ; ils passent et repassent, ils font obligatoirement partie du jeu, on voudrait bien en être débarrassé, mais c’est impossible ; on a beau changer de chaîne, zapper, fendre du bois, regarder ailleurs, le mistigri revient toujours ; il apparaît au coin de votre regard, son ombre revient toujours dans le jeu, et cela prend parfois d’étranges et redoutables dimensions :
Comme le pur mystiquement l’aigrit,
Il entortille enfant, ami, compagne
Dans le désir, les cadenasse au bagne
Où tout s’inverse en puant le pourri…
Le jeu démocratique n’est pas exempt de la malfaisance du mistigri-valet-de-pique : la main du peuple est prise, il a voté et tiré la mauvaise carte, il revote, malheur, la revoilà. Les autres joueurs, les malveillants peuvent ricaner, les bonnes paires s’en vont, le valet de pique demeure.
Mais le mistigri triomphera-t-il dans la vie comme au jeu de cartes ? Non, cent fois non, espérons-nous : ne nous laissons pas prendre au piège de la comparaison, qui n’est qu’un jeu, elle aussi ; mais elle peut encourager à se tourner vers de bonnes choses : par exemple, la hardiesse de dire non, de refuser la fausse fatalité du jeu, de jeter le pouilleux-valet de pique au panier, et de dire oui à la joyeuse petite espérance.