A l’heure de la mondialisation, de l’Union européenne et de l’euro, des pans entiers de notre souveraineté sont mis à mal. Mais cette tendance n’a rien d’une fatalité.
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La Grèce avait défini la souveraineté de ses cités en termes religieux, juridiques et politiques. Les Romains avaient étendu cette notion de souveraineté à un territoire géographique toujours plus étendu, mais défini : d’abord Rome et le Latium, ensuite l’Italie, puis l’Empire. à Athènes, comme à Rome, le territoire souverain était clairement distingué de celui des voisins.
Le Moyen Âge, en substituant à la notion de territoires celle de fiefs et de liens féodaux – pouvant d’ailleurs s’enchevêtrer – et en subsumant le tout sous le Saint-Empire romain de nation germanique, porta un coup sensible à cette notion de souveraineté ancrée territorialement et pleinement maîtresse chez elle.
En Occident, un double combat fut nécessaire pour retrouver la notion romaine de souveraineté – très comparable à celle de propriété en droit romain : les deux sont absolues et indépendantes. Le premier fut la clarification des rapports entre le pape et l’Empereur qui consacra l’indépendance de la sphère politique. Le second fut la lutte du roi de France contre l’Empereur, pour affirmer sa souveraineté. « Le roi est empereur en son royaume », disait-on sous Philippe le Bel. Ce faisant, les légistes du roi de France, tout imprégnés de droit romain, le ressuscitaient.
Par la suite, la Révolution de 1789 érigea la souveraineté nationale en principe. Tant et si bien que les vainqueurs de 1815, pour distendre ce lien entre souveraineté nationale et idéologie démocratique, voulurent établir un droit d’intervention des grandes puissances dans les affaires intérieures des pays de moindre envergure.
Il s’agissait de maintenir l’équilibre et la paix et d’empêcher la contagion révolutionnaire. Le terme de « Sainte Alliance » résume aujourd’hui cette volonté des grandes puissances de l’époque. La Grande-Bretagne s’y opposa, cependant, constamment. Dès 1820, le gouvernement britannique fixa clairement sa doctrine : tant qu’ils ne menaçaient pas la paix européenne et restaient purement internes, les mouvements révolutionnaires ne justifiaient en rien une intervention extérieure. C’était une prise de position en faveur de la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres états.
Cette affirmation de la souveraineté des états atteignit son point culminant avec l’article 10 du pacte de la SDN, en 1919 : « Les membres de la Société s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les Membres de la Société. »
L’avènement des unions internationales
Mais la souveraineté n’est pas l’arbitraire : parallèlement à l’affirmation toujours plus nette de la souveraineté étatique, se développait un droit international, de nature autre que le droit interne des pays, qui posait des normes dont le respect des traités et le principe de réciprocité. D’autre part, dès le milieu du XIXe siècle, des « Unions internationales » réglaient sur le plan technique (chemins de fer, poste, droits d’auteur) les coopérations nécessaires entre nations souveraines, mais sans abandon de souveraineté.
Les deux guerres mondiales accouchèrent d’un courant de pensée prônant des abandons de souveraineté au profit d’une entité internationale, seule à même, pensait-on, d’assurer une paix durable. La constitution française de 1946 proclame ainsi que « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix ».
C’est en effet sur le plan constitutionnel que fut bâtie la construction européenne du point de vue français : CECA, CEE, puis Union européenne. Cependant, ces organismes n’abolissent en rien la souveraineté des états membres, présents tout au long du processus de décision qui ne couvre d’ailleurs pas l’ensemble de leurs prérogatives.
Et c’est seulement dans les domaines où l’on est passé du vote unanime au vote majoritaire – domaines, certes, en nombre croissant – que l’on peut parler véritablement d’abandon de souveraineté. Parmi eux, deux sont particulièrement sensible : l’espace Schengen de libre circulation et l’Union monétaire. Ainsi du Pacte budgétaire (en fait TSCG, Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire) signé en décembre 2011, qui soumet les budgets des pays membres au contrôle de Bruxelles, avec sanctions financières à la clé s’ils dépassent 3 % de déficit budgétaire (ou 0,5 % de déficit structurel) ou 60 % d’endettement par rapport au PIB annuel. On remarquera que le nom du traité comprend le terme flou de « gouvernance », fort commode pour éroder la notion de souveraineté…
Autre point sensible : l’Accord de partenariat transatlantique, en cours de négociation entre les états-Unis et la Commission de Bruxelles. Les acteurs économiques deviendraient indépendants par rapport aux états ou même à la Commission de Bruxelles. Toute contestation serait réglée par les tribunaux civils, sans passer par les juridictions européennes ou internationales actuellement compétentes. Toute modification ultérieure de l’accord pourrait être attaquée par eux devant les juridictions civiles. On entrerait dans l’univers juridique américain, fort différent du nôtre, héritier malgré tout du droit romain.
Mais si l’euro, l’espace Schengen et le Traité transatlantique occupent actuellement les esprits en matière de souveraineté, l’essentiel est ailleurs.
On peut retrouver sa souveraineté
Tout d’abord, parce que l’euro ne restreint pas réellement notre souveraineté : il permet en fait l’endettement sans peine. En 1983, le gouvernement français avait dû changer de politique, sous peine de devoir procéder à une quatrième dévaluation. Rien de tel aujourd’hui, où l’expérience socialiste peut se poursuivre jusqu’au bout dans sa pureté de cristal, grâce à la politique de liquidités, à tout va, de la Banque centrale européenne. Ensuite, parce qu‘on peut sortir de l’espace Schengen (avec un préavis de six mois) et, depuis le traité de Lisbonne, on peut même se retirer de l’Union. Un pays membre ayant la volonté de récupérer sa pleine souveraineté peut le faire.
D’autre part, aussi bien sur le plan intérieur que sur le plan extérieur, « le souverain est celui qui décide l’état d’urgence », comme disait Carl Schmitt. La question essentielle est donc de savoir si, en cas de crise intérieure ou extérieure – et les deux seraient probablement conjuguées étant donné l’évolution du monde actuel –, un gouvernement français aurait la liberté de prendre les mesures qu’il jugerait nécessaires, y compris des mesures d’exception. Dans les années 50, c’est le projet de Communauté européenne de défense qui suscita en France la plus vive opposition. Il échoua d’ailleurs devant le parlement, en 1954. Les Français ont souvent renâclé devant les aspects économiques de la construction européenne, mais ils les ont finalement acceptés. La Défense s’est révélée un sujet beaucoup plus sensible.
Qu’est ce qui pourrait entraver une action gouvernementale souveraine en cas de crise grave ? Dans l’état actuel des choses, si on écarte l’hypothèse d’une intervention internationale sous mandat de l’Onu (au titre de l’article VII : situation menaçant la paix) et la possibilité d’une mise à l’écart au sein de l’Union européenne (comme l’Autriche, en 2000, parce que son nouveau gouvernement déplaisait), il pourrait s’agir des divers tribunaux internationaux.
Se mettre à l’abri de l’ingérence
Le premier d’entre eux, la Cour internationale de justice de La Haye, fondée dans le cadre de l’ONU, n’annule pas la souveraineté des états : sa juridiction n’est pas obligatoire, elle n’est compétente que lorsque les états concernés acceptent qu’elle le soit. Quant à la Cour pénale internationale, créée en 2002, elle juge, non pas des états, mais des individus accusés de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes d’agression et de crimes de guerre. Jusqu’à quel point pourrait-elle s’immiscer dans les affaires d’un état en jugeant tel ou tel de ses dirigeants ? Si on ne dispose pas du recul suffisant pour répondre à cette question, ses statuts n’excluent pas cette possibilité. D’ailleurs, ni les états-Unis, ni la Russie, pourtant signataires du Statut de Rome, ne l’ont ratifié. Prudentes, Washington et Moscou ont estimé que leurs actions extérieures devaient rester à l’abri d’éventuelles ingérences de la Cour. La France aurait sans doute été inspirée de suivre leur exemple. Certains tribunaux internationaux ad hoc, comme celui pour l’ancienne Yougoslavie, ont démontré qu‘une instrumentalisation politique de procédures judiciaires ne pouvait être exclue a priori.
Plus incisive, peut-être, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg qui peut être saisie directement par des particuliers. La France a été condamnée plus de 600 fois depuis la création de la Cour en 1950. 23 fois rien qu’en 2011. La création de la CEDH a nécessité le réaménagement de pans entiers de la législation, notamment en ce qui concerne la sécurité ou la réglementation des étrangers. Et on y entendra sûrement beaucoup parler d’écoute et de surveillance dans les années qui viennent. Cependant, en cas de non-exécution des jugements, les pénalités se limitent à des amendes, certes lourdes, mais qu’il suffirait, comme le fait l’Italie, de ne pas payer…
Le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne est capital. Sa jurisprudence va constamment dans le sens d’une intégration élargie. Mais ses compétences, limitées au domaine communautaire, ne commencent à dépasser l’économie et à toucher le domaine policier et judiciaire (en dehors du maintien de l’ordre public et de la sécurité intérieure) que depuis le traité de Lisbonne. Au cas, peu probable, où l’idée avancée récemment par Jean-Claude Juncker d’une défense européenne communautaire prenait corps, la Cour pourrait avoir une action remettant en cause la souveraineté des pays membres dans un domaine crucial.
Il semble donc, pour le moment, que la France n’a pas abandonné sa souveraineté, ou, au moins, pas de façon irréversible. Mais il est évident qu’il faudra à l’avenir une volonté résolue pour éviter des dérives, au plan européen ou international, si on désire, bien sûr, maintenir cette souveraineté. Il paraît déjà évident qu’en cas de crise grave, ou tout simplement si un nouveau gouvernement voulait prendre des mesures de redressement effectif dans toute une série de domaines sensibles, Paris serait exposée à des recours devant différentes instances européennes ou internationales. Il faudrait que les candidats à la direction du pays s’y préparent, en cultivant une volonté de fer et en concoctant des dossiers bien au point…
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