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Libéralisme ou le paradigme perdu

La mondialisation est radicalement antinomique de la démocratie.

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Libéralisme ou le paradigme perdu

Les Occidentaux et singulièrement les Européens ont commis une grave erreur de jugement en faisant entrer la Chine dans l’OMC en décembre 2001. Ils pariaient sur la misère chinoise traditionnelle, aggravée des effets des révolutions meurtrières du maoïsme, le Grand Bond en Avant et la Révolution Culturelle. Aux yeux des Occidentaux, la Chine, après les ravages du maoïsme, ne présentait aucun danger commercial, hormis celui des fabrications bon marché, et le « doux commerce » allait la changer fondamentalement, en la conduisant sur la route de la démocratie. L’Occident trouvait bien des qualités à Deng Xiaoping (1904-1997) après le règne sanglant de Mao, mais il ne semblait pas voir que le génie chinois s’apprêtait, économiquement, à faire des pas de géant en vingt ans ; et l’économie chinoise a taillé des croupières commerciales à l’Occident en remontant rapidement ses filières. Mais le problème économique crucial est cette adulation du marché prétendument libre, volontairement aveugle sur les politiques protectionnistes des autres pays ou sur le dumping fiscal et environnemental des États-Unis.

L’équilibre gagnant-gagnant

En effet le paradigme dominant en économie libérale, à l’origine de la fondation européenne, et fortement soutenu par les partisans de la mondialisation, présuppose que toute évolution du marché amène à un équilibre gagnant-gagnant. Le monde anglo-saxon, surtout, va développer cette théorie devenue idéologie qui exagère à outrance l’omniscience des marchés.

L’inventaire des facteurs psychologiques venant bloquer la logique supposée bénéfique du marché est encore à faire, mais le monde n’est pas réductible à un marché. Politique d’abord, les intérêts souverains priment, et viennent en fausser la logique théorique.

Avec la mondialisation et l’UE, il est apparu que la pensée économique dite libérale produisait de curieux effets, plutôt inattendus, soit en matière de gouvernement et de souveraineté, soit directement sur le devenir des peuples. L’Europe en est l’illustration caricaturale beaucoup plus que l’Amérique. Ainsi, aujourd’hui, les vieux pays européens découvrent le caractère destructeur et obsolète de l’OMC, remise en question désormais par de multiples décisions protectionnistes mais surtout outre-Atlantique.

Singulièrement aux États-Unis, avec le on-shoring et le friend-shoring qui renouent avec les traditions protectionnistes de l’Amérique. Les yankees, vainqueurs du Sud, étaient protectionnistes car tournés vers l’industrie et craignant la concurrence de la première nation industrielle de l’époque, la Grande-Bretagne. Tandis que les sudistes vendaient du coton, du tabac et des produits qu’ils offraient sur les marchés internationaux à des prix concurrentiels, eu égard à une main-d’œuvre quasi gratuite, les esclaves. Ces mots, on-shoring et friend-shoring, ont été utilisés par la Secrétaire au Trésor américaine, Janet Yellen, et ils pourraient, après les accords du Gatt (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, 1947–1995), changer le commerce international et faire revenir l’Amérique (et le monde) à ses traditions protectionnistes.

Le trilemme de Rodrik

C’est ici qu’il faut faire appel aux travaux de l’économiste d’Harvard, Dani Rodrik, et appliquer son trilemme (triangle d’incompatibilité). Selon lui, le trilemme de l’économie mondiale est celui que rencontrent les États dans le cadre de la mondialisation, en ce qu’ils seraient obligés de choisir deux des trois options suivantes sans jamais pouvoir choisir les trois : des institutions démocratiques, la souveraineté nationale ou l’intégration économique profonde au monde.

Dans ce trilemme de Rodrik, si la mondialisation est toujours plus forte, les décisions des États ne consisteront plus qu’à vouloir attirer les entreprises et l’épargne mondiale au détriment de la préférence démocratique pour la protection des emplois, de la stabilité financière et de l’État-providence. Si l’on accepte l’hyper-mondialisation et que l’on veut néanmoins la démocratie, il faut alors abandonner l’État-nation et passer à la gouvernance mondiale. Mais pour conserver un espace national de décision politique, la démocratie implique moins de mondialisation.

Le carcan européen

C’est ainsi que se fonde le « carcan européen ». Dani Rodrik explique que l’Europe illustre cette situation. Les institutions européennes imposent des règles et des politiques économiques communes, souvent considérées comme un déficit de démocratie et une perte de souveraineté nationale absolue en matière monétaire mais aussi budgétaire. En effet, les États doivent s’adapter aux contraintes de la mondialisation et des flux mondiaux de capitaux, préserver la compétitivité des entreprises, faire venir de la main d’œuvre extra-européenne bon marché, ce qui les rend moins enclins à satisfaire les demandes sociales de leur population. Ajoutons aussi à la thèse de Rodrik que si les États-nations veulent continuer à satisfaire la demande sociale, y compris pour les nouveaux arrivants, alors les budgets sociaux explosent et les états signent des pactes invisibles de soumission par le caractère abyssal de leur dette, une forme de servitude qui n’est pas innocente. En mars 2024, le gouvernement français s’est heurté au mur de la dette, qui ne semble pas prêt de tomber. Et dans les circonstances actuelles de dissolution de la chambre, les ultra-riches vont dicter leur loi, inquiets du risque de banqueroute. La principale conséquence de la décision de Macron est d’avoir manifesté au grand jour la toute-puissance des marchés : démocratie peut-être, ploutocratie sûrement !

Si l’on veut conserver les avantages économiques de la mondialisation tout en préservant le système démocratique, la solution reste la gouvernance supranationale, dit Rodrik, le dépassement de l’État-nation : c’est la solution fédéraliste européenne dont les peuples ne veulent pas mais qui est à peu près la seule idée du président Macron. À dire vrai, cette solution est de moins en moins démocratique puisque dans l’UE le pouvoir appartient aux fonctionnaires non élus.

Camisole dorée pour la Chine, souveraineté et démocratie en Amérique ?

Pour la Chine : la « camisole dorée » ! En effet, appliquant les termes du triangle d’incompatibilité dans le cas chinois, la solution consiste à privilégier la souveraineté nationale et tirer profit de l’hyper-mondialisation au prix du sacrifice de la démocratie.

Ainsi l’État-nation semble être étranglé, voué par les forces de la mondialisation et de la technologie à ne plus avoir de raison d’être. Il tente aujourd’hui un retour en force, mû par une lame de fond populiste (qui est tout simplement l’expression démocratique) qui déferle sur le monde, le cas le plus emblématique étant Trump qui choisirait deux des termes du trilemme, la souveraineté et les institutions démocratiques, s’il devait être élu, combiné avec le Make America Great Again : comprendre qu’il entend bien, implicitement, échapper au trilemme de Rodrik.

L’UE et la France

L’idéologie libérale de l’UE a en revanche accablé la France. Entre 1970 et 2020, la France est le pays européen qui s’est le plus désindustrialisé, avec une perte de 2,5 millions d’emplois industriels. Son zèle européiste, sa croyance irrationnelle dans les bienfaits de l’UE, lui ont fait servilement s’abandonner à la division du travail. Au monde le primaire et le secondaire (agriculture, industrie), à nous les services et le tourisme ! En fait de services, la France a récolté l’ubérisation au service des bobos urbains tandis que les « territoires » sont abandonnés à la désindustrialisation. Ce faisant, elle a sacrifié les classes populaires et, comme l’a montré brillamment il y a déjà dix ans Christophe Guilluy, désormais deux France s’ignorent et se font face : la France des métropoles, brillante vitrine de la mondialisation heureuse, où cohabitent cadres et immigrés, et la France périphérique des petites et moyennes villes, des zones rurales éloignées des bassins d’emplois les plus dynamiques. Laissée pour compte, volontiers méprisée, cette France-là est désormais associée à la précarité sociale et au vote Rassemblement National, c’est elle qui s’est exprimée dans les récentes élections. Ainsi le délabrement de notre économie (industries à la casse ou déjà vendues, entreprises en difficultés financières, crédits refusés, assurances commençant à se retirer de certains domaines) est aujourd’hui aveuglant et le président de la République a chargé la mule de 1000 milliards de dettes supplémentaires. Il ne faudrait pas que le RN en soit crédité, la faillite est déjà là, la faillite c’est Macron.

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