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L’homme contre le temps

Diagnostic des sociétés dissonantes et dépressives, par Hartmut Rosa.

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L’homme contre le temps

Tandis que le gouvernement conditionne les masses à la future grand-messe des jeux olympiques, dans un mélange de frénésie, de précipitation et d’hystérie collectives, il est aisé d’observer qu’au milieu des multiples tentatives de caractérisation de la modernité celle de l’accélération émerge comme parmi les plus décisives, car visible et expérimentée par le plus grand nombre, sans prérequis cognitif. Le syndrome de « l’homme pressé » affecte nos contemporains au plus profond de leur être : « [Pierre Niox], à deux reprises, […] regarda si sa montre avait du nouveau à lui conter ». Cette phrase, extraite du roman de Paul Morand, inspire ce commentaire inspiré au philosophe critique du management, Baptiste Rappin : « Ce n’est pas la montre qui est attaché au poignet de Pierre, mais Pierre qui est enchaîné au temps, à un temps vide et abstrait qu’il faut à tout prix combler d’évènements, d’un nombre croissant d’évènements, tout comme l’on tente de remplir, que dis-je, de bourrer, une valise avec le plus grand nombre d’affaires possibles » (Anachronismes. Eléments pour une philosophie de l’intempestivité, 2023). Avec Marx et à sa suite, nous avons appris que la logique productiviste du capitalisme conduisait à l’aliénation de l’homme dissocié de sa force de travail érigée en marchandise. Dans le Monde-Capital qui est devenu le nôtre, le processus d’aliénation se conçoit comme la fuite en avant de l’homme vers son anéantissement, sa perte, sa dépense en tant que « mutant », ravalé à une chose jetable car réifiée – précisément en conséquence de cette reductio ad rem qu’implique logiquement sa marchandisation-fétichisation.

La logique de l’accélération sociale

Le sociologue Hartmut Rosa, professeur à l’université Friedrich-Schiller de Iéna, emploie le terme de « résonance » pour définir l’inverse de cette aliénation d’un nouveau type, qu’il définit comme « une distorsion (temporelle) poussée de la relation moi-monde ». En d’autres termes, « ce par rapport à quoi nous sommes aliénés par les diktats de la vitesse […] n’est pas notre être intérieur immuable ou inaltérable, mais notre capacité à nous approprier le monde » (Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, 2010). Une lecture rapide laisserait à penser que Rosa en tient pour un accaparement-arraisonnement heideggérien du monde, lors même qu’il s’agirait plutôt d’en « acquérir » – soit, étymologiquement parlant, de partir à sa quête, voire de n’en rien retrancher mais d’y « ajouter » à lui, au sens du latin acquirere – la sagesse. Dans la cacophonie machiniste du monde, l’homme serait ce bruit parmi d’autres, ce franchissement permanent du mur du son de la performance, de la novation, de la transformation, en un mot du progrès constant et continu. Partant, « le monde [lui est] rendu ’’silencieux’’, cette ’’surdité’’ dans la relation entre le moi et le monde, [étant] le sujet d’inquiétude le plus persistant et le plus menaçant de tous les diagnostics de ’’pathologie’’ que nous trouvons dans les analyses sociales critiques de la modernité ». Mais pourquoi cette « dissonance » ? Pour Rosa, notre aliénation, cette « négation de la vie bonne », est corrélée à ce qu’il appelle « la logique de l’accélération sociale » qui caractérise en propre la modernité « tardive » – ce seuil qualitatif qu’avec Matthieu Baumier nous appellerons, plus justement, le passage du « moment aronien » de la démocratie à la « post-démocratie ».

La ’’famine temporelle’’ des sociétés modernes

Rosa ambitionne de saisir la dynamique sociale de l’accélération du temps, déjà pressentie chez des auteurs comme Marx, Weber, Simmel ou Durkheim. Il isole, pour ce faire, « les forces motrices de l’accélération sociale » (compétition, promesse terrestre d’« éternité ») induites de la combinaison cyclique de trois formes d’accélération que sont celles de la « technique » (déjà mise en évidence par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau), « du changement social » stricto sensu (« compression du présent » entendu comme durée pendant laquelle passé et futur s’annulent parce qu’ils coïncident) et du « rythme de vie » (« ’’famine temporelle’’ des sociétés modernes » fondée sur le paradoxe suivant lequel plus la technique dégage du temps, moins l’on en dispose). Prises en tenaille entre croissance et accélération, les sociétés hédonistes occidentales, entraînées par le mouvement cinétique du turbo-capitalisme de production-consommation-destruction, n’ont d’autre choix que d’aller toujours plus loin et plus rapidement vers le « progrès », concept dont Walter Benjamin constatait qu’il était inhérent à « l’idée de catastrophe ». On comprend que le « cycle de l’accélération [étant] devenu un système fermé et autopropulsé », les freins naturels ou dysfonctionnels (tel un simple embouteillage) de la « décélération sociale » ne puissent être équipollents. Avec l’accélération, l’homme se liquéfie (Zygmunt Bauman) et se suicide (se liquide) par sa propension maniaco-dépressive à l’autodestruction. Les conséquences onto-anthropologiques sont incommensurables. Bienvenue dans le meilleur des mondes postmodernes !

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