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Le grand jeu de l’énergie

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Le grand jeu de l’énergie

La baisse du prix du baril de pétrole a des implications politiques et géopolitiques dans le grand jeu diplomatique international. à qui profite le crime ?

Le baril de pétrole est tombé, fin novembre, à moins de 65 $. Une baisse de près de moitié depuis juin, après trois ans de stabilité autour de 110 $. De fait, la demande diminue, preuve que la crise économique n’a pas fini de produire ses effets, et la production augmente, en particulier à cause du pétrole de schiste américain. L’instabilité bien connue du marché du pétrole amplifie ces tendances au niveau des prix.

Le marché n’explique cependant pas tout. Lors de sa dernière réunion, fin novembre, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, l’Opep, a décidé de ne pas diminuer sa production, ce qui aurait pourtant fait remonter les prix. Mais l’Arabie saoudite (30 % de la production de l’Opep) s’y est opposée. La raison est géopolitique. En effet, Ryad équilibre son budget avec un baril à 80 $, là où la Russie et l’Iran ont besoin d’un baril à 100 $. Un baril à faible prix est donc la meilleure façon d’affaiblir ces deux adversaires. D’autre part, à ce prix-là, l’Arabie saoudite peut espérer que les investissements de ses principaux rivaux, comme les producteurs américains de pétrole de schiste, seront ralentis.

Ryad et Washington contre Moscou et Téhéran

Ryad a cependant une convergence d’intérêt avec les États-Unis, tout aussi soucieux de faire pression sur la Russie – à cause de l’Ukraine – et sur l’Iran – à cause des difficiles négociations nucléaires en cours. Aussi Washington n’a, semble-t-il, exercé aucune pression sur Ryad en vue de faire baisser la production de l’Opep. Mais, si la baisse des prix compromet le développement du pétrole de schiste américain, où est son avantage ? C’est qu’en fait, même avec un baril entre 40 et 80 $, les investissements dans ce domaine resteraient finalement rentables, comme l’ont démontré des études récentes.

Autrement dit, la baisse drastique des prix met Moscou et Téhéran en grande difficulté à court terme et c’est un avantage politique considérable pour Washington. Les répercussions éventuelles sur le pétrole de schiste américain n’interviendraient qu’à plus long terme. Elles seraient d’ailleurs moins grave qu’on le pensait il y a peu. Sans compter qu’on peut en espérer un effet positif pour l’activité mondiale. Au fond, ce serait la reproduction du scénario du « contre-choc » pétrolier de 1984, lorsque les États-Unis et l’Arabie saoudite s’entendirent pour faire chuter brutalement le prix du pétrole, ce qui déclencha la phase terminale de la crise soviétique.

Vladimir Poutine est certainement parfaitement conscient de cette analogie et de la gravité de l’épreuve de force actuelle. Sa politique économique et son autorité reposent sur les revenus obtenus grâce à des cours élevés. Qu’en serait-il si la valeur des exportations russes d’énergie devait chuter durablement ? Il contre-attaque donc pour échapper aussi bien au poids des sanctions occidentales qu’aux conséquences de la chute du prix des hydrocarbures – les évolutions des cours des deux produits, gaz et pétrole, sont parallèles sur le long terme.

Tout d’abord, Moscou a récemment signé deux accords, prévoyant la construction de deux gazoducs vers la Chine. Ils permettront de diriger vers ce pays la production de gisements sibériens non encore exploités, mais aussi de basculer vers l’Asie une partie des livraisons de gaz actuellement faites à l’Europe. D’après ces accords, la Chine recevrait 68 milliards de mètres cubes de gaz par an (l’Allemagne, le principal client de la Russie, en reçoit 40 milliards). Les accords en question n’aboutissent cependant pas à un renversement complet : l’Union européenne demeurerait le premier client de la Russie, avec deux tiers des livraisons, la Chine recevant le tiers restant. Il s’agit, en fait, d’une réassurance pour l’avenir et d’un moyen de pression subtil sur l’Union européenne.

La Turquie avec la Russie ?

Deuxième axe de cette contre-attaque : un rapprochement avec la Turquie. Poutine y a été reçu solennellement le 1er décembre. Certes, Moscou et Ankara sont en désaccord sur de nombreuses questions (en particulier sur la Syrie : les Russes soutiennent Assad dont les Turcs souhaitent ardemment la chute). Mais les deux régimes se ressemblent de plus en plus, notamment dans leur volonté de résister à une hégémonie occidentale qu’ils estiment envahissante. Ankara ne s’est pas associé aux sanctions contre Moscou.

Les deux pays ont conclu un contrat gazier prévoyant la construction, à travers la Turquie, d’un gazoduc russe vers l’Europe, d’une capacité annuelle de 63 milliards de mètres cubes. Un accord qui tombe à point nommé pour les Turcs qui ont été exclus du développement des gisements découverts en mer Égée et autour de Chypre par les pays de la région (Grèce, Chypre, Égypte, Israël).
Ce qui nous amène au troisième axe, qui va avoir un effet politique immédiat : durant son séjour à Ankara, Poutine a annoncé la fin du projet South Stream, gazoduc qui devait relier la Russie à l’Europe à travers la mer Noire – tout comme North Stream, à travers la Baltique, déjà opérationnel. Or Bruxelles, qui avait fait toute sortes de difficultés à South Stream à cause des règles européennes pour le marché de l’énergie, s’en trouve tout à coup fort préoccupée, tandis que les pays qui avaient déjà signé avec Moscou (Bulgarie, Serbie, Hongrie, Autriche), et en escomptaient gaz et droits d’acheminement, sont très ennuyés.

Revenons en arrière : pour faire pièce aux Russes, les Occidentaux avaient lancé Nabucco, gazoduc qui devait relier les gisements de gaz d’Asie centrale à l’Europe et éviter la Russie en passant par la Turquie. Mais Nabucco a échoué. Il se voit pour le moment remplacé par le programme dont viennent de décider Russes et Turcs, et qui doit non seulement transporter du gaz russe vers l’Ouest mais aussi permettre de relier l’Asie centrale à l’Europe. Le tout sous contrôle russe. En d’autres termes, dans le grand jeu de l’énergie, Poutine devrait continuer à contrôler une bonne partie de l’approvisionnement gazier de l’Europe. Cette dernière est plus loin que jamais d’une indépendance énergétique, même relative !

Vers une crise de l’énergie ?

Les autres effets collatéraux des mouvements actuels sont nombreux. Les programmes d’énergie renouvelable, coûteux, sont encore moins rentables avec la baisse du prix du pétrole. Les projets de l’Union européenne, notamment de l’Allemagne et, dans une moindre mesure, de la France, sont touchés de plein fouet. L’Allemagne risque une crise de l’énergie : les abonnés commencent à se plaindre de son prix quand les industriels établissent désormais leurs usines lourdes non plus en Allemagne ou dans les pays en développements, mais aux États-Unis. Quant à la France, il se dit que la chute du prix du pétrole va permettre de relancer l’activité. En admettant que ce soit le cas dans la conjoncture actuelle, la baisse est la même pour tout le monde, y compris pour nos concurrents, et il ne faudrait pas penser qu’elle pourrait nous dispenser des nécessaires réformes de structure…

A terme, les progrès de la technique permettront probablement de réduire la facture énergétique à production égale. Mais cela ne signifie pas que la demande diminuera : l’Agence internationale de l’Énergie prévoit une augmentation de la demande mondiale d’énergie de 37 % d’ici 2040, et de la demande de pétrole de 90 millions de barils par jour à 104 millions. On fera toute réserve devant la précision de ces chiffres pour 2040, mais la tendance est claire : les pays producteurs d’hydrocarbures ont encore de beaux jours devant eux.

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