Le monde se divise, philosophiquement, en deux conceptions : l’idéalisme et le réalisme. Sur le plan politique, cette division épouse, bien qu’imparfaitement, le fameux clivage « droite-gauche », dont on annonce régulièrement, depuis une quinzaine d’année, l’obsolescence ou la disparition – sans voir que, loin de constituer cette « hémiplégie morale » que condamnait Ortega y Gasset, elle ne symbolise rien de moins – ce depuis bien avant la topographie révolutionnaire organisée autour des partisans ou contempteurs du veto royal –, que les deux voies intellectuelles et psychologiques offertes à l’humanité pour appréhender sa relation au monde, de la même manière que celui-ci se compose de gauchers et de droitiers. Aux platoniciens correspondent, grosso modo, les kantiens des « Lumières », tandis que les aristotéliciens se verraient prolongés, mutatis mutandis, par les hégéliens. Dans l’ère d’incertitudes sinon d’interrègne qui est la nôtre, il peut être rassérénant de se réfugier derrière le rideau des abstractions, à la recherche d’un « âge d’or » d’autant plus hypothétique qu’il est historiquement introuvable. Cette posture idéaliste ne s’avoue pourtant pas vaincue et n’en poursuit pas moins son cheminement en s’enfermant dans le dogmatisme le plus rigide. Tel est l’écueil de la philosophie : faire fi de la vérité, donc du réel et, partant, de son époque – celle où se déroule le cours de la vie d’une société, voire d’une civilisation. Il faut revenir à Georg W. F. Hegel (1770-1831) et à son Zeitgeist, « esprit du temps », pour bien saisir l’inanité de l’intellectualisme pseudo-philosophique, cette fausse « épistémè » qui n’est qu’une vulgaire « doxa ». Car cela semble être le propre de la modernité que d’engendrer une multiplicité d’opinions – ou, plus justement, est-ce la convergence de toutes ces opinions, chacune porteuse de « sa » vérité, qui tend à faire croire qu’elle épouse l’esprit du temps –, toutes ayant la prétention de fonder un système de pensée. Mais cette malhabile entreprise des « faiseurs d’opinion ou de systèmes » ne vise-t-elle pas, également, à la quête d’une vérité une et unique, ce « besoin philosophique » dont parlait l’ancien étudiant en théologie que fut Hegel qui considérait que la tâche de tout homme devait tendre, par-delà les « scissions » (ou oppositions), à la découverte de LA vérité ; c’est-à-dire, percevoir, à l’aide de la Raison – cette éclairante faculté de discernement que la Providence nous a léguée pour percer les desseins qu’elle a dressés pour nous, selon Saint Thomas d’Aquin – ce qui participe de son unité avec la nature.
Le monde du vouloir n’est pas livré au hasard
Hegel « donne l’exemple », si l’on puit dire, dans la mesure où il effectue la synthèse de Descartes, Kant et Fichte. Au premier, il reconnaît la validité du cogito ; du deuxième – non sans avoir extirpé l’obstacle « nouménal » de son système philosophique –, il conserve l’intuition transcendantale des catégories a priori – le temps et l’espace – de la connaissance ; et reprend, du troisième, la réalité du « Moi agissant » de la conscience. Ainsi, dans sa Phénoménologie de l’Esprit (1807), commence-t-il par affirmer que cet Esprit est celui que les Grecs désignait sous sa double nature indissociable de logos, à la fois « dire » et « penser ». La réalité primordiale de la philosophie est donc l’homme, incarnation vivante de ce logos – en tant que tel, il est cet « Esprit », au sens qu’Hegel attribue à ce terme, c’est-à-dire conscience de soi (individuelle et collective) et expression de celle-ci – par lequel il se meut sur le chemin d’accès à la connaissance grâce à la dialectique. Arrêtons-nous un instant sur ce qu’il convient d’appeler processus et non méthode dialectique. Hegel, après Aristote et même contre lui, décide d’inclure la dialectique dans le mouvement de la raison qui conduit à cette « forme supérieure de l’Esprit » qu’est l’Idée. Cette dernière a rang d’Absolu (c’est-à-dire possédant sa raison d’être « en soi et par soi » – Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817) et constitue, à ce titre, la réalité fondamentale : « tout le reste est erreur, trouble, opinion, velléité, tout le reste est arbitraire et passager ; seule l’Idée Absolue est l’Être, seule elle est la Vie impérissable, la Vérité qui se sait telle, toute Vérité. Elle est le seul objet et le seul contenu de la philosophie » (Science de la logique, 1813, T.2). La dialectique se situe d’autant plus au cœur de ce processus quasi vitaliste de la Raison, que la contradiction en est son principe : « […] la contradiction est la racine de tout mouvement et de toute vitalité ; c’est seulement dans la mesure où quelque chose a dans soi-même une contradiction qu’il se meut, a une tendance et une activité ». Nos sociétés de l’immédiateté et de la post-vérité médiatique semblent avoir congédié le temps dialectique et, avec lui, une certaine conception de l’histoire, donc, aussi, tout rapport à la métaphysique : « il faut apporter à l’histoire la foi et l’idée que le monde du vouloir n’est pas livré au hasard » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1837). L’impensé dialectique est une post-métaphysique, comme aurait dit Heidegger.