Les médailles interalliées des années 20, avec leur ruban arc-en-ciel, font songer à on ne sait quelle décoration LGBT. C’est que les moyens d’honorer et de distinguer ne sont pas si divers, et que les symboles sont en permanence recyclés.
L’exposition « Victoire ! La fabrique du héros » réussit ainsi l’exploit de réunir, dans une même vitrine, la tenue de capitaine de l’équipe de France de football de Lilian Thuram (polyester), l’armure de Louis XIII (fer, laiton et cuir), la grande tenue d’académicien du maréchal Franchet d’Espèrey (drap et soie) et l’habit militaire de parade de l’empereur Quianlong (acier, or, soie, velours, laiton, fourrure et pierreries). Disons que le polyester a moins d’allure. Et que le défilé de la victoire de l’équipe de France, le 13 juillet 1998, projeté sur un grand écran, a moins de gueule que le tableau de François Flameng représentant Le Défilé de la Victoire, le 14 juillet 1919, avec Foch, Joffre, Weygand et les autres.
Mais tous ces rapprochements sont passionnants. L’exposition explore ce qui signifie la victoire, qu’elle soit sportive ou culturelle, qu’il s’agisse de recevoir un prix Nobel ou d’établir un record de vitesse Paris-Saïgon. Dans un cas, on reçoit un parchemin enluminé et on est photographié, dans l’autre on est photographié et on reçoit un vase de Sèvres d’un bleu moucheté admirable avec des flocons d’or, la « Coupe du président de la République ». Qui n’est pas remplie d’huile, comme les amphores panathénaïques distribuées aux vainqueurs des concours athéniens, mais qui est bien un vase. Si le “nivellement par le signe” peut surprendre, la perspective est originale et contempler, mis en regard, l’ensemble des médailles (avec de ravissants lauriers dorés) des Gymnastes de la Seine, société de tir fondée le 11 septembre 1878 à la fière devise : Bon pied bon œil, et l’ensemble des médailles du maréchal Franchet d’Espèrey et son bâton de maréchal a quelque chose d’ironique et de sage à la fois. Manières et matières se perpétuent et se renouvellent.
Célébrer l’exploit
Il y a peut-être une vague intention de déconstruction mais il suffit de considérer le Sifflet de l’arbitre Michel Vautrot (aluminium), deux fois classé meilleur arbitre masculin du monde, et l’Épée de François 1er (fer, laiton, vermeil, émail et or), prise comme trophée à Pavie, offerte à Philippe II, reprise par Murat en 1808, conservée par Napoléon dans son cabinet des Tuileries jusqu’en 1815, pour comprendre que tous les champs de bataille ne se valent pas, non plus les métaux. De même le 7 d’or remis à Thierry Roland (bronze doré, 1985), avec sa petite antenne chichiteuse (que Georges Mathieu me pardonne), fait pâle figure à côté du Vase de Löwendal (ivoire sculpté, vermeil, verres de couleur, fin XVIIe s.), ébouriffante pièce d’orfèvrerie qui célèbre la victoire de Kahlenberg à la bataille de Vienne, où les Ottomans furent écrasés.
Il s’agit moins de relativiser la victoire que de montrer ce besoin antique et toujours vivace de célébrer l’exploit, quel qu’il soit : Annie Ernaud en robe longue strassée sacrifie à la tradition qu’elle moque pourtant, et sa médaille en or est la descendante directe, horresco referens, des si patriarcaux statères d’or spécialement frappés que Ptolémée IV distribua à ses soldats en -217 av. J.-C. Une fois admis le parti-pris, on s’enchante des documents et de leur réunion pas si hétéroclite même si les organisateurs jouent volontiers du téléscopage : on se surprend à réunir soi-même mentalement les plumes d’aigle d’une coiffe de Sioux Lakota et Der Adler der Champagne, massif aigle de bois tout clouté, chaque clou symbolisant un don fait pour l’effort de guerre allemand : le général Gouraud l’emporta comme butin après avoir défait les Allemands, qui le promenaient dans leur QG de campagne. À côté d’un marbre romain, une gouache de Jean Delpech (Trophée, 1945) expose les dépouilles d’un soldat de la Wehrmacht, grotesque épouvantail dressé sur un pieu sur le champ de bataille au pied duquel posent deux soldats des troupes indigènes : on se croirait deux mille ans en arrière. L’exposition juxtapose pièces exceptionnelles (dont un très beau Oudry et un casque japonais sur monté d’une gigantesque libellule, kachimushi, « l’insecte de la victoire ») et documents curieux, petits tableaux représentant les étendards pris à l’ennemi, photographies de la Garde républicaine défilant dans Paris, en octobre 1918, avec les drapeaux allemands en route pour les Invalides ou du gigantesque cénotaphe érigé en 1919 pour le défilé de la victoire, ou encore la bannière des dames de l’Union chrétienne des jeunes gens (soie, canetille, fils d’or et de laiton, 1894), insigne relique du basket-ball européen, ou une tenture de coton du royaume africain du Danhomè (actuel Bénin) où le roi mi-homme mi-lion célèbre sa victoire au milieu des têtes décapitées des ennemis. Ce qui a plus de gueule qu’Annie Ernaud réclamant celle de Houellebecq avant d’encaisser son chèque, mais c’est une autre histoire.
Victoire ! La fabrique des héros.
Musée de l’Armée, jusqu’au 28 janvier 2024.