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Le triomphe de Bovary

Le premier spectacle de Christian Spuck en tant que nouveau directeur du Ballet d’État de Berlin a remporté un énorme succès lors de sa création le 20 octobre. Les 79 artistes de la plus grande compagnie de danse d’outre-Rhin et l’Orchestre de l’Opéra allemand étaient convoqués pour cette éblouissante production.

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Le triomphe de Bovary

When she was home / She was a swan / When she was out / she was a tiger / And a tiger in the wild / is not tied to anyone. 1

Si les versions filmées de Madame Bovary sont légion, le chef-d’œuvre de Flaubert ne comptait jusqu’à présent qu’une poignée d’adaptations scéniques. Christian Spuck a relevé cet ambitieux défi avec brio.

Secrète alchimie

Le talentueux chorégraphe et metteur en scène s’était déjà emparé de caractères littéraires mythiques : Lulu de Wedekind, Mademoiselle de Scudéry d’Hoffmann ou Anna Karenina de Tolstoï. « Le personnage captivant d’Emma Bovary me poursuit depuis ma jeunesse, précise-t-il, c’est lui qui m’a poussé à mettre en œuvre ce projet. » On eût pu craindre le pire à l’énoncé d’ingrédients aussi disparates : patchwork de compositeurs aux styles antagonistes, inclusion de vidéos, récitation d’extraits du roman, etc. Le secret de l’élaboration fut jalousement préservé et le travail s’effectua dans un volontaire secret. Même la générale se tint à huis clos, entretenant le mystère et exacerbant la curiosité.

Artiste à l’impeccable élégance, Timothy Dutson témoigne de l’intense concentration qui régna lors des répétitions : « Ce fut une période de maturation fébrile, on ne concevait pas bien tout d’abord comment les éléments éclectiques allaient coexister et s’homogénéiser ; puis, au fil des semaines, ils trouvèrent leur juste place. L’exigence et la précision de Christian Spuck ont porté leurs fruits. » Peu à peu sous la férule du maître s’opéra l’alchimique fusion.

Kaléidoscope musical

Associer les fluides concertos de Camille Saint-Saëns au monde flaubertien relève d’un éclair de génie tant l’adéquation stylistique s’avère convaincante. Adrian Oetiker, soliste inspiré, nous confie d’ailleurs : « le piano ne symbolise pas le personnage principal comme c’était le cas pour Anna Karenina mais il constitue ici un fil rouge reliant sans heurt les divers épisodes. » Les pièces contemporaines sont utilisées pour exprimer la perception décalée de la réalité, les fantasmes et les errements psychologiques du personnage principal (extraits des Apparitions de Györgi Ligeti, des Three film scores de Toru Takemitsu et des Lamentate d’Arvo Pärt). Le concerto L’oiseau innumérable de Thierry Pécou accompagne de sa mobile nervosité la déchéance d’Emma. Et la chanson She was, telle une moderne résonnance, structure et encadre les deux actes.

Au pupitre, Jonathan Stockhammer unifie cette partition composite – reflet des situations de rupture du récit – et tire de subtiles et chatoyantes sonorités de l’Orchestre de la Deutsche Oper. Ces confrontations stylistiques assumées permettent au chorégraphe de présenter une nouvelle forme de narration dansée.

Époustouflant ballet narratif

L’unique décor dépouillé signé Rufus Didwiszus érige de hauts murs aux tons verdâtres et délavés, bordés de gerbes de céréales rappelant le labeur agricole. Il nous plonge d’emblée dans un univers provincial à l’incurable monotonie – et les projections de scènes campagnardes ajoutent au dépaysement et à l’ancrage normand. Les costumes raffinés d’Emma Ryott emploient de sombres tissus rustiques alternant avec les étoffes chamarrées des citadins.

Le prologue, saisissant tableau vivant, résume à lui seul tout le drame qui va se dérouler. Deux personnages à la posture hiératique (évoquant quelque peu Le Balcon de Manet) occupent le centre de la scène. Le long des murs, des veuves voilées de noir perchées sur des chaises gémissent en se contorsionnant, telles des figures menaçantes issues d’une tragédie antique. Tout est noué dès le premier instant.

La scène des noces confirme l’excellence de Spuck dans la spatialisation et le maniement des groupes : admirable contrepoint des corps, gestion simultanée des rythmes… Weronika Frodyma fait des débuts remarquables dans le rôle-titre. Omniprésente tout au long des deux heures du spectacle, elle en est la force motrice rayonnante. Son interprétation, alternant touchante fragilité, aspiration amoureuse et chute dépressive, force l’admiration.

Après le bonheur grave des épousailles, les démons de l’héroïne ne tardent guère à s’extérioriser d’une manière fascinante et leur concrétisation nous offre un grand moment de danse. Cinq couples rôdant comme des oiseaux de proie incarnent les désirs et les conflits intérieurs d’Emma. Étagement des plans, gestiques saccadées, décalages corporels constituent un vocabulaire visuel des plus envoûtants.

Bovary apparait radieuse lors de la réception au château de La Vaubyessard. Un flux énergétique dynamise les invités qui tourbillonnent au son de la March Intercollegiate de Charles Ives. L’amour chaste éprouvé pour l’étudiant Léon, dansé avec une exaltation juvénile par Alexandre Cagnat, épanouit la jeune femme qui gagne en confiance et devient entreprenante.

Liesse et humour animent joyeusement le Comice agricole de Yonville. Elle se montre plus soumise envers Rodolphe, séduite par l’ivresse sensuelle merveilleusement délivrée par David Soares, romantique à souhait. Moins inventifs, les pas de deux où s’exacerbe l’affection de Spuck pour les portés déclinent subtilement les codes classiques.

Fulgurant début de saison

L’acte II s’ouvre par une scène de foule débridée et jubilatoire. Poursuivant son rêve de volupté, Bovary s’étourdit dans la fête rouennaise et s’enfonce dans la perdition. Insatiable, elle retrouve Léon en un duo tendrement voluptueux où s’immisce peu à peu la déception.

De retour à Yonville, ses dépenses inconsidérées ont précipité le ménage dans la faillite. Les créanciers harcelant Emma acculée sont traités comme des figures de film expressionniste. Dominik White Slavkovský campe un monsieur Lheureux dégingandé, retors et haut en couleurs, aux inquiétantes allures méphistophéliques.

La suffocation éprouvée par Emma, vilipendée et honnie de tous, se traduit par paliers croissant en densité. La stupeur nous étreint lorsqu’elle se précipite sur le flacon d’arsenic. Charles, époux prévenant et dévoué, incarné avec une sobre efficacité par Alexeï Orlenco, l’entraîne alors, frêle pantin désarticulé au visage barbouillé de la poudre qu’elle vient d’ingurgiter, en un ultime pas de deux stupéfiant d’intensité émotionnelle. Le rideau tombe lentement sur une configuration proche du tableau initial qu’anime les soubresauts tragiques de l’agonisante.

Bovary de Christian Spuck, Staatsballet Berlin, jusqu’au 22 janvier 2024.

https://www.staatsballett-berlin.de

Visible en replay sur https://www.arte.tv jusqu’au 18 janvier 2024.

1She was, chanson du film Corsage (2022) de Marie Kreutzer, musique de Camille.

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