Ou comment j’ai appris à ne plus me faire de soucis et à aimer la bombe (Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb), selon le titre intégral de cette perle de la comédie satirique de Stanley Kubrick réalisée en 1964.
La même année sortira dans les salles Point limite (Fail-Safe), un film concurrent (avec Henry Fonda et Walther Matthau) de Sydney Lumet (Douze Hommes en colère, 1957 ; La Colline des hommes perdus, 1965 ; Le Dossier Anderson, 1975) portant sur le même sujet : l’anéantissement nucléaire de l’Union soviétique par des bombardiers américains suivi d’une réplique russe aux allures d’Armageddon. Des tractations judiciaires (Kubrick ayant poursuivi Lumet pour plagiat alors que les deux productions, également distribuées par Columbia Pictures, étaient tirées de deux romans différents, l’un de Peter Georges, le second d’Eugene Burdick et Harvey Wheeler ) aboutiront à la sortie différée de Point limite en octobre 1964, tandis que le film de Kubrick sera projeté dès janvier. Pour le scénario, celui-ci s’entourera de Peter Georges ainsi que de Terry Southern qui s’emploieront, successivement, à traduire les vœux de Kubrick qui souhaitait une fin plus pessimiste et un déroulement où le grotesque, le cynisme et l’humour noir se mélangeraient allègrement. Il faut voir le film dans sa version originale pour percevoir, jusqu’aux noms des protagonistes, l’absurdité comique d’un sujet éminemment grave traité sur un mode loufoque, le cinéaste parvenant tout de même à ménager de sérieux effets réalistes et de suspense – notamment la scène où le pilote texan du B-52 descend pour débloquer la bombe… jusqu’à sa chute, au propre comme au figuré, lorsque ce dernier, comme en rodéo, chevauche la bombe, laquelle, irrésistiblement soumise aux lois gravitationnelles, poursuit sa course folle vers son objectif final. Ainsi le général fou, réplique inconsciente d’Hitler, incarné par Sterling Hayden (que Kubrick avait déjà fait tourner en 1956 dans L’Ultime Razzia), persuadé que la diminution de sa puissance sexuelle est la conséquence d’une pollution de l’eau potable par un complot communiste, s’appelle-t-il Jack D. Ripper, en référence au célèbre tueur série londonien, Jack l’Éventreur.
L’intoxication et le complot communistes qui sapent et putréfient tous nos plus précieux fluides corporels
De même, Peter Sellers (le désopilant inspecteur Clouseau dans La Panthère rose de Black Edwards, 1963), qui interprète pas moins de trois rôles, se prénomme-t-il, tour à tour, Mandrake (traduction de « mandragore », plante mythologique censée améliorer la fécondité), Merkin Muffley, le président des États-Unis dont le nom renvoie aux poils pubiens féminins, ou encore Strangelove (« amour étrange », comprendre celui pour les armes de destruction), ce savant sadique, à peine dénazifié, que d’incontrôlables réflexes dus à son bras mécanique poussent à commettre plusieurs saluts hitlériens aussi irrépressibles que franchement drôles – ce dernier personnage, évoluant en fauteuil roulant, est directement inspiré de Wernher von Braun, ancien nazi qui dirigea, après-guerre, le programme de recherche spatial américain. L’écrivain et critique Gene Daniel Philipps observa l’importance des « métaphores sexuelles qui abondent dans le film, soulignant les obsessions des différents personnages, principalement le général Ripper », par ailleurs brillant officier ayant désormais perdu la raison : « je suis résolu à ne pas tolérer l’infiltration communiste, la propagande communiste, la subversion communiste, l’intoxication et le complot communistes qui sapent et putréfient tous nos plus précieux fluides corporels ». Sans sombrer dans la farce, Kubrick, inspiré par Metropolis de Fritz Lang, livre une œuvre profonde, faussement légère, amenant à réfléchir plus largement sur la fragilité des motivations pouvant conduire à une guerre. Finalement, politiques et états-majors ne semblent pas plus qualifiés les uns que les autres pour appuyer sur le bouton nucléaire. Ripper, dans un exercice d’autodérision va citer la fameuse phrase de Clemenceau sur la guerre, chose trop sérieuse pour la confier aux militaires, puis en prendre radicalement le contrepied : « la guerre est trop sérieuse pour qu’on la confie aux politiciens ». Lorsqu’à la fin du film la bombe s’écrase, Folamour suggère que l’humanité pourrait survivre sous terre en attendant la disparition des retombées radioactives. Ici, l’expertise inconséquente prend le relais du politique complètement dépassé et à court d’idées. Une œuvre aussi inventive qu’intelligente.