Depuis la mort de Benoît XVI, les signes de reconnaissance envers son héritage spirituel se succèdent. Attendu, celui du cardinal Sarah est à la mesure de l’attachement de ce dernier à celui qui l’a fait cardinal en 2010. Les premiers chapitres de son dernier livre traitent d’emblée du lien quasi filial qui les unit.
« Vous trouverez dans ce livre un aperçu de l’âme de Joseph Ratzinger ». N’attendez donc ni un petit traité de théologie ni un règlement de comptes, prévient l’auteur – mais quelques flèches tout de même lancées en direction du Vatican, sur le synode ou sur le rite extraordinaire. On se souvient de la démission du prélat de 75 ans opportunément acceptée par le pape François quelques mois après la parution de son précédent ouvrage, Des profondeurs de nos cœurs. Composé à quatre mains avec le pape émérite, l’ouvrage sur le célibat des prêtres avait été présenté sous leur double signature par l’éditeur, provoquant un tollé au Vatican. Benoît XVI avait dû demander le retrait de sa signature, mais le coup était parti. Et le cardinal fut mis à l’écart peu après.
La pensée de Benoît XVI est une « cathédrale » dont la clé est Dieu. « Joseph Ratzinger n’aura finalement jamais cessé d’y revenir. Il n’aura jamais renoncé à contempler Dieu lui-même ». Un Père parfait : « la paternité humaine peut donner une idée de ce qu’il est… Là où la paternité humaine disparaît, Dieu n’est plus ni exprimable ni pensable… » Un Père qui est un Enfant, mystère donnant lieu à une magnifique réflexion du pape émérite et du cardinal sur la paternité. La toute-puissance n’est évidemment pas celle du monde mais celle de l’amour. Une analyse qui permet au cardinal de monter au créneau contre la soi-disant « faiblesse politique » du pontificat d’un Benoît XVI qui apparaît décidément bien éloigné de son successeur : « Benoît XVI n’a pas agi en politique. Il n’a pas multiplié les nominations cardinalices pour peser sur un futur conclave dont il savait pourtant la date prochaine ». Toute ressemblance… Mansuétude, patience et bienveillance infinies envers ses adversaires mais aussi envers ceux qui l’ont servi ou desservi auront été la marque du pape émérite, « reflet temporel du Père éternel ».
Une Église marquée par les scandales
La deuxième partie se concentre sur les grands enjeux du pontificat : la liturgie, les abus sexuels, et l’avenir de l’Église. Sans ordre chronologique, les textes sont des écrits du cardinal parus entre 2011 et 2023. Le nom de Benoît XVI est indissociable de la primauté accordée à la liturgie. Le cardinal Sarah fait siennes les paroles répétées si souvent par le pape émérite : une liturgie qui est un organe vivant d’essence divine, faisant un tout depuis son commencement, en constante évolution, et non pas une organisation humaine. Le cardinal Sarah y voit la réponse aux détracteurs de celui qui aura essayé toute sa vie de réunifier les confessions à l’intérieur de la chrétienté, les catholiques entre eux.
« En ces temps où, sous prétexte d’une Église inclusive et synodale, on en vient en même temps à taire la vérité et à exclure les personnes au nom du consensus, nous devrions méditer cet exemple, assène-t-il. Qu’on songe aux récentes brimades contre les fidèles attachés à la forme extraordinaire du rite romain. Alors que le pape François, en bon père, encourage les évêques à une attitude bienveillante, certains membres de la Curie, qui devraient aimer la liturgie, le contredisent et veulent empêcher les évêques d’agir selon leur cœur paternel ».
« Des loups rôdent autour du pape et déforment par leurs décisions son visage de père ». Venant du cardinal Sarah, l’accusation est lourde de sens (c’est d’ailleurs la même critique qu’on trouve chez d’autres prélats comme Monseigneur Zen, l’archevêque émérite de Hong Kong). « En conscience et devant Dieu, les évêques doivent prendre leur responsabilité de pères : celle de conduire chacun à la vérité la plus intime de son être. Au nom de Dieu, de qui vient toute paternité, que les évêques soient des pères et non des tyrans ou de simples managers ! »
Abus dans la liturgie, mais aussi abus sexuels dont le retentissement mondial et médiatique aura marqué le pontificat de Benoît XVI. Le cardinal Sarah reprend très minutieusement l’argumentation du pape émérite formulée dans une conférence au centre Saint-Louis de Rome le 14 mai 2019. Il commence par balayer les commentaires accusateurs qui y ont vu une confusion entre homosexualité et abus sur mineurs : « Benoît XVI n’affirme nulle part que l’homosexualité est la cause des abus ». Mais « les enquêtes à propos des abus sur mineurs ont fait apparaître la tragique ampleur des pratiques homosexuelles ou simplement contraires à la chasteté au sein du clergé », souligne l’auteur. Pour Benoît XVI, il s’agit d’un processus « préparé de longue date » et « toujours en cours » qui s’articule en trois mouvements.
Citons le cardinal Sarah : première étape, « abandon complet de la loi naturelle comme fondement de la morale dans l’intention – au demeurant louable – de fonder davantage la théologie morale sur la Bible » ; deuxième étape, « une théologie morale exclusivement déterminée en vue des fins de l’action humaine » – le bien et le mal deviennent relatifs ; troisième étape, « l’affirmation que le magistère de l’Église ne serait pas compétent en matière morale », ce qui revient à délier les principes moraux des principes de foi.
De ce long processus d’oubli de Dieu, il est résulté, premièrement, une crise profonde du sacerdoce – des prêtres dont la vie n’est plus déterminée par la foi, un mélange avec le monde laïc et la constitution de clubs homosexuels dans les séminaires, avec l’accord tacite des formateurs ; deuxièmement, un refus de punir les auteurs d’abus sexuels de la part des clercs qui ont refusé d’y voir un délit objectif, et d’abord contre la foi ; enfin, une Église non plus d’institution divine mais de main d’homme. Ce message serait-il inaudible comme l’ont accusé immédiatement les détracteurs de Benoît XVI ? Le cardinal Sarah le constate avec amertume. Pour lui, « l’Église n’est pas en crise, c’est nous qui sommes en crise ». Et surtout le modèle occidental : « Je crois avec Joseph Ratzinger que le rejet de ce Dieu créateur rampe depuis longtemps dans le cœur de l’homme occidental. Depuis bien avant la crise de 1968, ce rejet de Dieu est à l’œuvre ». Un athéisme qui se nourrit du matérialisme et du relativisme.
Illustration : 20 novembre 2010. Benoît XVI remettant au cardinal Sarah sa barrette. Credit:GALAZKA/SIPA/1011201646