Rarement, en France, politique étrangère et politique intérieure auront été aussi étroitement imbriquées. Encore faut-il bien saisir la nature de cette imbrication. La laïcité est au cœur du sujet.
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Le théâtre proche-oriental, où se jouent des drames étroitement liés à notre destin, offre le triste privilège de donner le spectacle d’une politique étrangère française continûment catastrophique. Avec une notable et louable exception lors de la désastreuse aventure américaine de 2003 : face à Saddam Hussein, l’important était non de se préoccuper prioritairement des droits de l’homme et des tragédies humanitaires, mais d’anticiper les conséquences nécessairement dramatiques de sa chute. La France aurait pu et dû tirer bénéfice de la belle réaction de Jacques Chirac. Mais elle restera sans suite, le régime se révélant, une fois de plus, incapable de continuité de pensée et d’action.
Nécessité pour la France d’une stratégie diplomatique lucide
On le verra une décennie plus tard, avec l’élimination de Khadafi. Sarkozy n’a fait que poursuivre de sa vindicte un homme qui l’avait roulé dans la farine lors de sa visite, guignolesque, à Paris, en décembre 2007. Qui pourrait oublier la grotesque acceptation de l’exigence de Khadafi d’installer une tente orientale dans le parc de l’hôtel Marigny ? Certes, il y eut des réactions négatives, mais uniquement sur le plan moral : « C’est indigne », s’est exclamé Bayrou, BHL s’offusquant de ce qu’on invite en France « un grand terroriste ». C’était alors, s’en souvient-on, ce pauvre Kouchner qui « conduisait » nos affaires étrangères ! Et il n’y avait personne pour répondre avec justesse aux seules vraies questions : Khadafi était-il assez fiable pour qu’on puisse prévoir un vrai rapprochement avec lui ? Existait-il, cependant, en Libye, une alternative crédible à son régime ?
La réponse était alors « non » aux deux questions. Sarkozy a successivement répondu « oui » à l’une et l’autre. Ayant réalisé à quel point il avait été joué en 2007, il a utilisé en 2011 le très efficace outil militaire français pour un résultat militairement positif, mais politiquement nul pour la France, détestable pour la Libye et catastrophique pour le Sahara : il a provoqué le développement dans le sud libyen et dans les régions septentrionales des pays subsahariens une réanimation des revendications tribales séparatistes dangereusement associée à une cristallisation des forces islamistes. La première victime en fut le Mali.
Il n’aura pas fallu deux ans à Hollande, survenu sur ces entrefaites, pour révéler son incohérence : après une superbe intervention au Mali, due là encore aux vertus de notre outil militaire, son incapacité à s’affranchir d’un pseudo-humanitarisme benêt et de reconnaître la simple logique des réalités du terrain a conduit, en Syrie comme en Irak, à une débâcle politique. Doublée de la catastrophe humanitaire qu’on prétendait éviter. L’implantation du « califat » sunnite irako-syrien, d’abord dû à l’aveuglement américain, a largement bénéficié de la communion dans le même aveuglement de deux ministres des Affaires étrangères successifs, l’un de droite, l’autre de gauche, Juppé et Fabius.
Islamisme : où est le vrai danger ?
Les succès – et les atrocités – de la nouvelle entité islamiste sunnite, Daesh, ne doivent pas nous tromper sur la véritable nature du risque. L’éclosion d’une superpuissance arabo-musulmane visant à dominer le monde n’est pas pour demain. Certaines voix lucides s’élèvent au sein même du monde arabe pour souligner son incapacité non seulement à s’assurer un développement harmonieux, mais même à se donner les moyens de la puissance. Moncef Marzouki, président de la République de Tunisie de 2011 à 2014, l’a dit dès 1982 dans un livre intitulé Pourquoi les Arabes n’iront pas sur Mars. De même Abdennour Bidar qui, dans une « Lettre ouverte » (Marianne du 3 octobre 2014), s’adresse au monde musulman : « Tu as été incapable de répondre au défi de l’Occident. » La faiblesse de l’Islam politique « est de ne pas avoir de théorie de l’État, ni d’ailleurs de la Nation », note Yves La Marck. Et Gilles Varange n’a aucune difficulté à montrer que le développement qu’annoncent l’Asie du sud-est, l’Amérique latine et même l’Afrique (malgré la crise sanitaire en cours) n’a pas son équivalent dans le monde arabo-musulman, en dépit de l’accumulation des pétrodollars et de la dynamique enthousiaste des nouveaux barbares.
Une priorité : reconstruire la laïcité
Pour autant, ceux-ci ne sont-ils dangereux que pour leurs propres populations, les minorités qu’ils massacrent et les masses à qui ils imposent un régime de fer ? S’il est exclu qu’une armée arabo-musulmane hautement développée débarque à Gibraltar, effectue une reconquista inversée et remporte à Poitiers une victoire décisive, chacun sent bien que le danger existe quand même, qu’il est ailleurs. Le départ pour le djihad de jeunes Français musulmans, même si les conséquences militaires en restent limitées, prend à cet égard une forte signification symbolique.
La démocratie américaine nous a habitués à ses pulsions interventionnistes fondées sur une méconnaissance du terrain et une ignorance méprisante de la culture et de la psychologie des peuples concernés. Les gouvernements européens n’ont aucune raison de lui emboîter le pas. La proximité géographique et les relations historiques anciennes, pour le pire et le meilleur, nous sont des raisons suffisantes d’avoir une politique parfaitement indépendante. La France est la mieux placée pour concevoir, et appliquer pour la part qui lui revient, une telle politique.
Mais aujourd’hui une politique de la France à l’égard des pays à majorité musulmane, tous guettés et en partie gagnés par l’islamisme, ne peut pas ne pas tenir compte de l’immigration de peuplement qu’elle a laissé s’installer sans contrôle sur son territoire. Les départs de néo-djihadistes vers l’Irak – qui, comme pour la LVF sous l’Occupation, répond surtout, chez des adolescents, au besoin d’en découdre, avec qui que ce soit… – n’est qu’un signal. L’islamisme ne présenterait aucun risque grave en France si le pays n’était pas en crise, économique, politique et morale. N’offrant plus aucune perspective crédible aux Français – l’échec annoncé du rêve européiste étant désormais patent –, le régime est inapte à imaginer et mener une politique d’intégration cohérente.
Celle-ci implique en effet certaines conditions incontournables. L’une d’entre elles – pour le sujet qui nous préoccupe, elle est majeure – est de reconstruire la laïcité. Comment peut-on encore ne pas voir que la vieille laïcité républicaine a vécu ? Si les chrétiens – évêques en tête – ne savent pas faire ce qu’il faut pour en convaincre nos gouvernants, ce sont les musulmans qui le feront. Ceci est vrai pour la France. Mais aussi pour ce qu’elle a à proposer aux peuples du Proche-Orient. Car ces peuples, on le voit, rejettent notre ethnocentrisme républicain. C’est à cette aune que doivent être repensées tant notre politique intérieure que notre action diplomatique.
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