C’est une guerre silencieuse, oubliée, sanglante, messianique. En Afrique de l’Est, durant quatre décennies, l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) a laissé derrière elle des villages incendiés, des monceaux de cadavres et des populations déplacées qui continuent de panser leurs plaies, traumatisées. Si certains « saigneurs de la guerre » sont aujourd’hui en prison ou ont été tués, les derniers fondamentalistes chrétiens de l’Afrique de l’Est continuent de hanter les cauchemars des Ougandais.
Joséphine Ayo est âgée de 21 ans. Cette vendeuse vit modestement dans le bidonville de Limu, situé près de Gulu, la deuxième plus grande ville d’Ouganda. Elle habite une maison branlante qui menace de tomber à chaque tempête. Elle a le regard perdu dans l’horizon qui s’étale à perte de vue face à elle. Elle prie, régulièrement submergée par l’émotion. Elle est prête à raconter son histoire à qui veut l’entendre. Comme à ces reporters du quotidien The East African venus recueillir son témoignage. Une histoire qui est pourtant loin d’être anodine. Joséphine Ayo est une victime comme des milliers d’autres de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), un mouvement armé messianique qui se réclame du Christ.
Il a été fondé en 1987 par Joseph Kony. C’est un Acholi, un nilotique du nord de l’Ouganda, qui s’est proclamé médium spirituel, considéré comme un prophète par ses adeptes. Aux origines de cette armée fondamentaliste chrétienne, une rivalité avec les ethnies du sud qui occupent depuis la colonisation britannique des postes à responsabilité. L’Ouganda a obtenu son indépendance en 1962. On a installé à sa tête le roi Frederick Mutesa II. À la chute de la monarchie, quatre ans plus tard, le pays a basculé dans la dictature. D’abord celle du président Milton Obote (1966/1971 et 1980/1985) puis celle du général Idi Amin Dada (1971/1979). Le pays est économiquement ruiné et les amitiés de la veille vont bientôt laisser place aux haines.
Le onzième commandement
À cette époque, Alice Lauma, fille d’un guérisseur, se dit possédée par « l’esprit d’un officier italien polyglotte, mort noyé dans le Nil à 95 ans, qui lui aurait demandé d’entamer une guerre contre le mal ». Devenue sa messagère (Lakwena), elle ne tarde pas à rassembler des centaines de partisans, dont la grande majorité sont des Acholis, ethnie méprisée et opprimée, qui brûlent de prendre leur revanche. Parmi eux, Joseph Kony qui est fasciné par ce bout de femme qui paraît inoffensif. En octobre 1987, elle n’hésite pas à lancer son armée, les « Forces mobiles du Saint-Esprit » (ancien nom de la LRA), à l’assaut de Kampala, la capitale, afin de la délivrer du nouveau dirigeant Yoweri Museveni qui s’est emparé du pouvoir en 1986. Elle promet que les pierres qui seraient lancées contre leurs ennemis se transformeraient en véritables bombes. L’assaut sera un échec et la prophétesse part en exil au Kenya où elle meurt deux décennies plus tard, emportant avec elle le prétendu secret du remède contre le sida.
Visité, lui, par treize esprits différents (y compris un fantôme chinois), Joseph Kony reprend la lutte armée et va dévaster le pays avec ses croisés syncrétiques. Il entend renverser « Lucifer Museveni » et mettre en place un régime théocratique qui serait exclusivement régi par les Dix Commandements (auxquels il a ajouté un onzième, interdisant de rouler à vélo, sous peine d’amputation). Pourtant, la LRA reste loin des préceptes qu’elle prêche. Kony et ses dévots massacrent les villages qui refusent de se convertir à leur foi, torturant au préalable leurs habitants dans une sauvagerie sans nom, enlèvent des enfants qu’ils transforment en soldats, réduisent les filles en esclaves sexuelles. Ils n’hésitent pas à passer la frontière soudanaise ou congolaise pour razzier allègrement d’autres villages, peu inquiétés par les autorités locales. Face aux exactions de la LRA, classée comme organisation terroriste, le gouvernement fédéral ougandais, aidé par les Américains, va mettre des années avant de pouvoir localiser Joseph Kony. Sans pouvoir le capturer.
Elle promet que les pierres qui seraient lancées contre leurs ennemis se transformeraient en véritables bombes. L’assaut sera un échec.
En 1993, la mère de Joséphine Ayo a été enlevée par les soldats de la LRA. C’était une adolescente. Elle n’a pu revenir dans son village que onze ans plus tard, accompagnée de ses deux enfants, fruits de viols successifs. Dans son village, elle a dû faire face à l’animosité des habitants et ses mariages avec d’autres hommes n’ont rien changé. Joséphine Ayo a grandi au sein de la LRA, elle a vu les crimes commis au nom d’un Jésus-Christ très acculturé… Elle en est encore traumatisée. Sa famille a d’ailleurs été prise en charge par une association qui gère les rapatriés.« Les femmes sont peut-être revenues avec deux, trois ou quatre enfants et ici, elles ont trois autres enfants avec des pères différents, mais les hommes ne sont pas disposés à s’associer à leurs enfants lorsqu’ils découvrent qu’ils étaient autrefois captifs » explique Betty Lalam, victime de la guerre et propriétaire du Centre de formation affecté par la guerre de Gulu (GWATC). Elle ajoute même que la discrimination et l’incapacité des anciens rapatriés à se réintégrer dans la société sont préoccupantes. Ils/elles sont souvent soupçonné(e)s d’être des personnes capables de tuer à n’importe quel moment. En Ouganda, on garde encore le souvenir du massacre de 1995 où la LRA a fondu sur le marché d’Atiak, passant au fil de la kalachnikov plus de 200 personnes vaquant à leurs courses. En 2019, le parlement ougandais a bien voté une loi de soutien aux femmes et leurs enfants nés en captivité pendant l’insurrection de la LRA, mais jusqu’ici rien n’a été organisé pour les aider dans les différentes provinces du pays. Les associations se plaignent d’ailleurs de n’avoir aucune réponse à leurs suppliques.
Joseph Kony demeure toujours introuvable, une ombre permanente qui continue de terroriser les Ougandais. Son noyau de fidèles a fini par se rétrécir (on estime désormais que la LRA ne compte plus que quelques centaines de soldats). Un conflit qui a causé la mort de 100 000 personnes et déplacé plus de deux millions de personnes, loin de toute médiatisation européenne.
Illustration : La LRA a enlevé plus de 60 000 enfants en 25 ans. La moitié est morte au hasard des combats.