Les “sanctions” sont omniprésentes désormais dans les relations internationales. On pense à la Russie, mais un tiers des États de la planète est sous le coup de sanctions américaines, par exemple. Le mot comporte une revendication de supériorité morale, d’invocation de la Justice, qui correspond bien au pharisaïsme de notre temps. Bien entendu, la réalité est plus prosaïque : les sanctions sont un instrument de pression, voire de guerre. Est-il efficace ? Là-dessus les avis ont toujours varié, et continuent de le faire.
La notion de « sanctions » (politiques, économiques, militaires), mais pas le mot, apparaît clairement dans le Pacte de la SDN en 1919, et elle sera reprise dans la Charte de l’ONU. Elle découle de toute une élaboration tout au long de la Grande Guerre, qui fut aussi une guerre économique et une guerre juridique, avec une tendance marquée à soumettre le Jus in bello aux principes généraux du Droit, et même de la Morale, ce qui était tout à fait nouveau.
La morale internationale
La Grande guerre vit la fusion de quatre courants : une extension sans limite de la vieille pratique du blocus, frappant désormais les neutres et les populations civiles ; une vision de l’« Arme économique » en vertu de laquelle le blocus serait prolongé après la guerre, pour punir le Reich et en fait pour l’affaiblir durablement ; une surestimation de l’efficacité des sanctions économiques ; à Paris et à Londres, une revendication de supériorité juridique et morale, à partir de la violation de la neutralité belge et des « atrocités » allemandes en Belgique (avant, on parlait des « malheurs de la guerre »…).
La judiciarisation et la moralisation de la guerre commencèrent donc du côté allié avant même l’entrée en guerre des États-Unis en 1917. Elles furent subsumées dans l’internationalisme libéral de Wilson, désormais indépassable philosophie de l’Occident, que l’on retrouve à la base du Pacte de la SDN en 1919 et de la Charte des Nations-Unies en 1945.
Pourtant, on n’utilise pas le mot « sanction » dans ces textes fondateurs sauf une exception. On parle de « garanties d’exécution » ou de « mesures économiques et financières ». C’est le résultat d’une réticence des juristes : le droit international est positif, contractuel, il est fort difficile d’y introduire des notions qui relèvent en fait du droit privé.
Le Traité de Versailles comporte une seule fois le mot : sa Section VII est intitulée « Sanctions ». L’article 227 stipule que « les puissances alliées et associées mettent en accusation publique Guillaume II de Hohenzollern, ex-empereur d’Allemagne, pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités ». Ce fut la première clause non exécutée, car Guillaume II s’était réfugié aux Pays-Bas, qui refusèrent de le livrer.
Mais la notion de « morale internationale » était nouvelle, et difficile à définir juridiquement. On constate d’ailleurs que la Section XIV, qui visait les mesures à prendre pour garantir l’exécution du Traité par l’Allemagne en cas de non-exécution (occupation de la Rhénanie, prolongation de cette occupation au-delà de 15 ans, ou réoccupation), n’était pas intitulée « Sanctions » mais « Garanties d’exécution ».
Le Pacte de la SDN, dans son article 16, en cas d’agression reconnue par le Conseil (à l’unanimité, les parties au conflit ne prenant pas part au vote), ne pouvait stipuler que deux obligations : celle de participer aux « mesures économiques et financières » éventuellement décidées et celle d’accorder le libre passage aux troupes de la SDN, le cas échéant. En revanche, la participation à une action militaire ne pouvait faire l’objet que d’une « recommandation » du Conseil. En fait, les « sanctions », appelées ainsi couramment à l’époque alors que ce n’était pas leur titre officiel, se résumaient au domaine économique et financier, et c’est ce que l’on sous-entend encore aujourd’hui.
Le cas le plus célèbre fut celui de la guerre d’Éthiopie en 1935, quand l’Italie envahit ce pays (qui était membre de la SDN). L’attaque italienne eut lieu le 5 octobre, le 11 l’Italie était condamnée par la SDN, le 18 celle-ci décidait des sanctions : pas de prêts ou de crédits consentis à l’Italie, pas d’importations en provenance de ce pays ; et restrictions des exportations vers la Péninsule : mais cela ne concernait pas le pétrole ou le charbon, d’où des accusations de faiblesse à l’époque, et aujourd’hui encore un souvenir d’inefficacité.
En fait, ce souvenir est excessif : les deux premières catégories de sanctions ont été efficaces, la lire a baissé de 60 %, et l’interdiction des exportations a beaucoup gêné Rome. Les Italiens l’emportèrent au printemps 1936, mais ils auraient eu du mal à continuer très longtemps. Cependant les conséquences non prévues des sanctions transformèrent l’Europe, au détriment des puissances « démocratiques ». On va y revenir, car c’est une leçon essentielle.
Rétroactivité et extraterritorialité
L’ONU, à la grande différence de la SDN, accorde un droit de veto aux membres permanents du Conseil de sécurité. En fait, c’est réaliste, on ne peut imposer n’importe quoi aux grandes puissances : les États-Unis ne firent jamais partie de la SDN, l’Allemagne, le Japon et l’Italie la quittèrent, la rendant totalement inopérante. À l’occasion de la guerre de Corée en 1950, une réaction militaire sous le drapeau de l’ONU fut possible parce que l’URSS boudait à ce moment-là le Conseil. Mais ce fut une exception, en dehors de conflits mineurs.
Mais pour les conflits moins graves, on prit des « mesures économiques et financières » de tous types, en vertu du Chapitre VII, article 41 de la Charte. Ces mesures étaient décidées par le Conseil de sécurité, avec chaque fois un Comité chargé de suivre le régime de sanctions en question. On notera que si le mot de « sanctions » ne figure pas dans la Charte, pour les textes décidés par la suite et pour les différents régimes particuliers on utilise bien le mot « sanctions », selon une évolution du langage qu’il serait bon d’analyser. Depuis 1966, le Conseil a mis en place plus de 30 régimes de sanctions, un peu partout dans le monde (parfois complétées par des actions militaires menées dans un cadre différent, comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 2001, cas qui joua sans doute un rôle essentiel dans la montée rhétorique, juridique et pratique des sanctions et leur acceptation par les opinions publiques occidentales, qui encore en 1990 n’y adhéraient guère).
Mais le plus important, dans cette remarquable évolution, furent les sanctions imposées par les États-Unis. D’abord contre Cuba, à partir de janvier 1962, à la suite de l’expropriation par le régime castriste des compagnies américaines. Mais ce régime fut constamment élargi. En 1992, sous l’administration de George Bush, les États-Unis intensifièrent les sanctions en leur conférant un caractère extraterritorial, pourtant interdit par le droit international. En 1996, l’administration Clinton ajouta la rétroactivité à l’extraterritorialité : toute entreprise, quelle que soit sa nationalité, qui s’installerait sur des propriétés américaines nationalisées après 1959 serait sanctionnée. Elle permet ainsi de dissuader les investisseurs de s’installer à Cuba par crainte de représailles. On pourrait également citer le cas de l’embargo américain sur l’Iran à partir de 1995, qui permit d’imposer à Paribas une amende de 9 milliards de dollars, sous prétexte que la Banque avait financé des opérations avec ce pays libellées en dollars… En fait le ministère de la Justice américain s’attribue une compétence universelle. La justice américaine se constitue de plus en plus en instance juridique mondiale.
Cependant l’efficacité des sanctions n’est pas évidente : ça ne marche que sur le long terme par appauvrissement progressif du pays visé, mais ça peut aussi galvaniser les peuples (comme ce fut le cas pour Cuba, pour l’Iran…). Actuellement, l’Ukraine a suscité des espoirs vite démentis : les sanctions occidentales n’ont pas mis la Russie à genoux, loin de là, et ce sont plutôt les pays européens qui en subissent le contre-coup.
Attention en effet au préjugé libéral : le modèle internationaliste libéral occidental n’est pas le seul. L’Italie se tourna vers le Reich, alors qu’elle était en fort mauvais termes avec lui encore en 1934, pour se fournir en charbon, ce qui, grâce à un système de clearing, allégeait son problème financier et palliait la coupure des crédits britanniques et français. Ce fut le début de la formation de l’Axe Berlin-Rome, avec un programme économique « européen » anti-libéral.
Et la Russie ne sera-t-elle pas poussée vers la Chine ? Avec l’apparition d’un contre-modèle, doté de son propre système financier et monétaire, dégagé du dollar ? Donc les sanctions ne sont pas seulement un sujet technique et juridique, mais une question économique et politique, et même politico-idéologique, au plus haut point ! Mais il n’est pas sûr que les Occidentaux y gagnent à long terme…
Illustration : Le ministère de la Justice américain s’attribue une compétence universelle. La justice américaine se constitue en instance juridique mondiale.