Thème moins remarqué que les autres au cours des débats de Vatican II, la question des rapports entre l’Écriture et la Tradition a pourtant été traitée au cours des sessions conciliaires entre 1962 et 1965. Face à l’œcuménisme ou à la liturgie, le débat sur les sources de la Révélation est méconnu, probablement en raison de sa complexité et surtout parce qu’il parle peu à l’opinion.
Pour résumer le débat, il s’agit de déterminer ce en quoi le croyant croit et surtout au nom de quelle autorité il doit croire. À titre d’exemple, au nom de quoi le fidèle croit en l’Immaculée Conception ou en la Transsubstantiation ? Pour certains théologiens, ces enseignements sont dans la Bible, plus précisément dans le Nouveau Testament. Pour d’autres, cet enseignement est de nature orale, en se transmettant – et s’approfondissant – de génération en génération : on parlera alors de la tradition, qui n’est pas écrite, mais qui a pour base la foi des apôtres : la Tradition apostolique. On rappellera cependant que l’on croit aussi parce que l’autorité a tranché. Mais sur beaucoup de points, Vatican II n’a pas tranché, ni même enseigné. À la fois parce qu’il ne le pouvait ni ne le voulait. La clarté dont on crédite Vatican II, pour l’approuver ou au contraire pour la critiquer, est plus une posture qu’une réalité. C’est bien l’un des grands drames de ce concile : celui d’avoir été une assemblée créditée de pouvoirs importants parce que le contexte de l’époque l’y poussait, mais dont les résultats ont été faibles et décevants – et pas seulement sur le plan de la pratique religieuse ou de la réforme de la liturgie. En fait, non seulement Vatican II n’a rien tranché, mais il a laissé encore plus de questions en suspens.
Un débat déjà complexe
Le malaise est patent sur la question des sources de la Révélation. Forts de leur bonne volonté, les pères conciliaires croyaient qu’ils clarifieraient les choses à l’ouverture du concile. Mais à peine le concile ouvert que le débat prit une tournure compliquée et s’enlisa dès les premiers mois, en 1962. Ironie de l’histoire : c’est l’aile la plus avancée du concile qui nourrit une réticence à l’égard du concept de « tradition vivante », pourtant opposée aux traditionalistes en 1988, et encore récemment par le pape François ! La peur était, face aux protestants, d’accréditer l’idée que les catholiques ne tiennent pas compte de l’Écriture et qu’ils « créent » des dogmes. Il fallait donc rassurer, mais sans pour autant se renier : telle était la quadrature du cercle dans laquelle Vatican II s’engagea. Au fur et à mesure des discussions, notamment au cours de l’année 1964, on arriva à se mettre d’accord sur une Constitution apostolique qui n’eut cependant pas la notoriété de Gaudium et Spes, sur le « monde de ce temps », ni celle de Lumen Gentium, qui traite de l’Église, ni même celle de Sacrosanctum Concilium, dédiée à la liturgie. Dei Verbum fut votée le 18 novembre 1965, à une écrasante majorité (6 voix défavorables sur 2350 !) après d’intenses débats. Or ce texte reste encore un passager clandestin du concile, alors qu’il est tout aussi important que les autres dans son objet : la Révélation. Si ce n’est plus, car la question des sources de la Foi relève d’un débat fondamental qui concerne l’acte de foi lui-même. Et pourtant, sur le fond, Vatican II n’a pas tranché. Mais sans non plus vouloir donner l’impression qu’il ne le faisait pas. Ce qui explique un texte très alambiqué, moins sûr de lui qu’on a bien voulu le prétendre.
Ne pas trancher…
Le concile de Trente n’avait pas tranché dans le débat relatif à la question de savoir si, de l’Écriture et de la Tradition, c’est la première ou la seconde qui prime. Dans un décret du 8 avril 1546, les pères du concile de Trente avaient même affirmé recevoir et vénérer les livres de l’Écriture et les traditions venues des Apôtres, mais « avec un égal respect et une piété égale ». 400 ans plus tard, Vatican II ne tranchera pas non plus, estimant aussi que « l’une et l’autre doivent être reçues et vénérées avec un égal sentiment d’amour et de respect » (Dei Verbum, n.9), se contentant ainsi de citer le concile de Trente. À ceci près qu’il ne parle plus des « traditions », mais bien de la « Tradition », « sainte », « reçue des Apôtres », etc. La Tradition est au moins davantage identifiée par une dénomination recourant au singulier et relativement identifiée dans son contenu. En effet, « l’Église perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte et elle transmet à chaque génération, tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit. » Et c’est tout. Ce qui avait suscité d’importantes controverses entre catholiques et protestants sur la sola scriptura ne débouche sur aucune clarification, alors que le concile avait été crédité d’un rapprochement avec les « frères séparés ». Un peu plus loin, Dei Verbum mentionne comme « règle suprême de foi les Écritures », mais pour préciser aussitôt que c’est « conjointement avec la sainte tradition » (n. 21) : un exemple de phrase paradoxale. Une sorte d’injonction contradictoire, mais à usage ecclésiastique. Cela rappelle la manière dont le concile a traité la place du grégorien dans la question du chant liturgique : il lui a reconnu la qualité de « chant propre de la liturgie romaine […] qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales par ailleurs, doit occuper la première place » (Sacrosanctum Concilium, n. 116). L’art dans une seule phrase de dire une chose et son contraire, dont on perçoit que la difficulté sera pratique.
… mais subodorer
Certes, Dei Verbum ne dit rien sur la question de la préséance. Qui l’emporte, si, par exemple, il y a contradiction entre l’Écriture et la Tradition ? Si on lit les théologiens sérieux sur la question, et même l’opinion des clercs relativement avisés1, c’est la Tradition apostolique qui prime, car elle est non seulement antérieure chronologiquement au canon de l’Ecriture, mais parce que c’est elle qui l’a constitué. C’est la position, par exemple, du cardinal Franzelin, théologien du XIXe siècle. Pour des clercs plus à droite, comme Mgr Carli, évêque de Segni, qui s’illustra au sein de la minoritaire conciliaire avec Mgr Lefebvre, l’Écriture est la source primaire, tandis que la Tradition serait une source secondaire. On voit bien que ce débat n’est pas très clair. Les différentes thèses sont loin de correspondre à un axe progressistes-conservateurs : il y a des conservateurs qui penchent pour la primauté de la Tradition, tandis que d’autres estiment que tout est dans l’Écriture, virtuellement, voire explicitement. Vatican II n’a pas tranché. En fait, il a plutôt subodoré. Ne pouvant complètement brusquer les protestants, il affirme quand même que c’est « cette même tradition, qui fait connaître à l’Église, le canon intégral des Libres Saints » et que « c’est elle aussi qui, dans l’Église, fait comprendre cette Écriture sainte et la rend continuellement opérante ». Autrement dit, dans ce passage de Dei Verbum l’Écriture seule ne suffit pas… dans son interprétation : elle n’est pas livrée à l’appréciation du seul croyant. Mais surtout, elle ne se suffit pas pour expliquer ce qui lui a permis d’exister : ce sont bien les premières communautés chrétiennes et les successeurs des Apôtres qui ont retenu certains livres et pas d’autres. Les spécialistes de la théologie primitive affirment même que, dans les premiers temps de l’Église, les sources de la foi résidaient essentiellement dans la tradition orale. Mieux : d’autres passages de Dei Verbum semblent également accréditer cette primauté de la Tradition, comme le rappel de « l’origine apostolique des quatre Évangiles » (Dei Verbum, n. 18) ou le fait que les auteurs sacrés qui rédigèrent les Évangiles utilisèrent « certains des nombreux éléments transmis […] oralement » (Dei Verbum, n. 19). Bref, Vatican II semble avoir pris position, mais en filigrane, sans le dire ouvertement, pour un soutien a minima de la préséance de la Tradition : l’idée d’une Écriture qui ne peut être qu’interprétée « ecclésialement » et surtout l’idée selon laquelle c’est bien la Tradition qui a permis à l’Écriture de se constituer en tant que telle par le choix des livres canoniques. Enfin, petit clin d’œil qui a son importance : la Tradition apparaît d’abord dans l’exposé de Dei Verbum, l’Écriture faisant certes l’objet de plusieurs et longs développements à partir du troisième chapitre. Or un ordre de passage a toujours un sens. Loin d’avoir clarifié le débat, on peut se demander si Vatican II n’en a pas créé un nouveau.
Une explication compliquée du rapport entre l’Écriture et la Tradition ?
Vatican II a donc tranché sans trancher, mais il s’est quand même offert le luxe de faire un paragraphe à part entière sur le rapport réciproque « entre la Tradition et l’Écriture », dans lequel il ne tranche pas non plus, mais où il cherche à dépasser la querelle des « deux sources » en les compénétrant le mieux possible. Toutes deux sont bien la « Parole de Dieu », l’une « consignée par écrit » (Dei Verbum s’inspire vraisemblablement de l’ouvrage du cardinal Franzelin, La Tradition), l’autre « confiée par le Christ Seigneur et par l’Esprit Saint aux Apôtres » et transmise « intégralement à leurs successeurs » (DV, n. 9). Dans le paragraphe suivant, le concile va plus loin : il érige en fait ces deux sources en une source unique. Ainsi, « la sainte Tradition et la Sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la Parole de Dieu ». C’est aussi une manière de ne pas trancher. Et surtout – ce qui est nouveau –, il y associe en plus le Magistère, c’est-à-dire l’enseignement exercé par les autorités légitimes dans l’Église : en effet, « la charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Église dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus Christ ». Dei Verbum élargit bien la controverse en y associant le Magistère, dont il est pourtant rappelé qu’il « n’est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais (qu’) il est à son service, n’enseignant que ce qui a été transmis » (DV). Le Magistère n’a vocation qu’à transmettre.
Un jeu perpétuel de renvois qui ne résout rien
À la lumière de ces différents passages, on se demande si Vatican II n’a pas renoncé à toute définition claire, chaque élément étant défini par un autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on revienne au commencement. La Tradition renvoie à l’Écriture, qui renvoie quand même à la Tradition, mais interprétée par l’Église, le Magistère étant lui-même le seul autorisé à « interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise ». Bref, en peu de lignes, cela fait beaucoup de questions sans réponse par le jeu incessant du renvoi des notions entre elles, alors que l’on partait initialement d’une seule problématique : le rapport entre l’Écriture et la Tradition, qui, au fur et à mesure des paragraphes de Dei Verbum, s’est transformé en controverse complexe. Naïvement, on pouvait penser que Vatican II apporterait de la clarté. On attend pourtant d’un concile œcuménique qu’il apporte la lumière après le chaos. Et non l’inverse.