Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Le baby-boom a fait naître une race nouvelle, les Jeunes. Créatures avides de jouissances faciles et immédiates, elles furent consacrées par leurs aînés comme des demi-dieux qu’il fallait servir en respectant leurs émotions, leur intolérance et leur stupidité. Plus question de continuité ni de transmission ! Histoire d’une faillite.
Le dernier tiers du siècle précédent a vu le triomphe du phénomène aujourd’hui connu sous le nom de « jeunisme », autrement dit de la promotion systématique des valeurs chères aux jeunes, des goûts, comportements et attitudes leur étant propres (ou présentés comme tels), et la défense de leur sensibilité et univers mental propre, ceci menant à la plus grande sollicitude à leur égard, notamment dans leur éducation, en classe, au sein de la famille et dans leurs rapports avec les adultes et les institutions. Désormais, les jeunes ne sont plus les simples mineurs d’autrefois, méconnus dans leur spécificité psychologique et leur vision du monde, et dépourvus de droits propres, en particulier celui de s’exprimer librement et de s’opposer aux adultes, et ils ne doivent plus attendre l’accès à la majorité pour se voir reconnus, sinon comme des citoyens à part entière (les moins de 18 ans ne peuvent voter et décider librement de leur destin), du moins comme des personnes dignes de considération. Suivant cette transformation, ils forment une composante spécifique de la population, et toute une culture jeune s’est progressivement constituée depuis le début des années 1960 jusqu’à nos jours.
L’origine de ce phénomène est ancienne, puisqu’elle se situe dès le début des années 1950. Elle se présente alors comme une conséquence du fameux baby boom, ce grand élan de la natalité française, entre 1942 et 1964. Alfred Sauvy avait perçu, avant tout le monde, les effets sociaux de cet accroissement de la proportion des jeunes au sein de la population. Dès 1959, dans La Montée des jeunes, il remarquait que si la population rajeunissait en se régénérant, elle restait néanmoins prisonnière d’un état d’esprit malthusien et archaïque, qui était celui des adultes d’alors ; d’où un risque de déphasage entre eux et les jeunes, et une inadaptation de notre société à accueillir ces derniers et à tirer bénéfice de leur venue au monde. Et, onze ans plus tard, dans La révolte des jeunes (1970), il montrait le résultat de cette inadaptation : une contestation agressive des jeunes à l’égard de la société en général, de toutes les institutions, du pouvoir, de l’école, de la famille, et leur engouement pernicieux pour la révolution et les utopies politiques et sociales. Il appelait alors à une réforme profonde de notre système d’enseignement, de formation professionnelle et de conception de l’organisation du travail, et adjurait les jeunes de se détourner des paradis artificiels idéologiques, révolutionnaires ou consuméristes et de se projeter dans l’avenir, en prenant leurs responsabilités et en osant affronter les difficultés se présentant à eux.
Il ne fut pas écouté. Les Français n’opérèrent aucune des réformes de leur système d’enseignement et de formation, de l’organisation économique et d’adaptation morale qu’il eût fallu entreprendre. Aiguillonnés par les magnats de l’industrie et du commerce, ils se jetèrent à corps perdu dans les délices et poisons de la société de consommation et y engouffrèrent les jeunes qui s’y ruèrent d’autant plus volontiers que les producteurs et vendeurs des biens de consommation leur destinaient en priorité ces derniers, eu égard au marché considérable et en expansion continue qu’ils constituaient. Durant les trop fameuses sixties et seventies, tout devint marchandise et objet de consommation, y compris – et surtout – la contestation, la révolution, l’originalité (préfabriquée), et la sacro-sainte « culture » dont on nous rebat inlassablement les oreilles aujourd’hui, avec ses avant-gardes successives et ses prétentions critiques et révolutionnaires, ses fameux « messages » et ses « interpellations ». On laissa se produire l’explosion scolaire, suivant le titre d’un livre de Louis Cros (1961), sans réformer sérieusement et raisonnablement notre système scolaire et universitaire, mais en le laissant se massifier et se dégrader sous prétexte de « démocratisation ». On installa la jeunesse sur un piédestal sans rien entreprendre pour l’aider à construire son avenir et être utile à celui du pays. En fait d’éducation, on donna dans le culte américain de l’enfant-roi. Les capitalistes, orchestres de la société de consommation, l’individualisme hédoniste suscité par celle-ci, les intellectuels contestataires à prétention révolutionnaire, les pédagogues d’avant-garde, concoururent, avec un bel ensemble et d’un même élan, à l’édification d’une éducation permissive propre à détruire toute autorité dans la famille, à l’école et dans la société, et toute possibilité d’acquisition d’un vrai savoir et d’une formation réellement utile au jeune et à son insertion professionnelle. Avec la prétendue volonté d’ « être à l’écoute », sous prétexte de servir « la cause des enfants » (si chère à Françoise Dolto), de ne pas les « traumatiser », au motif que « la vérité sort de la bouche des enfants », ces derniers étant encore « innocents » et pas viciés par le monde des adultes, au nom de « la saine impertinence des jeunes », la société toléra tout de ceux-ci, et les parents comme les enseignants perdirent tout pouvoir de coercition et s’interdirent, la loi et le discours ambiant les y poussant, toute contrainte et toute sanction à leur égard. Les adultes jugent de bon ton d’aimer ou faire semblant d’aimer tout ce qui, sous l’influence du business de la communication la plus tapageuse au service du grand commerce et de l’industrie des biens de consommation, plaît aux jeunes ou est censé leur plaire : show biz, cinéma, téléréalités, émissions de variétés ou de « divertissement », séries télévisées débiles, jeux vidéo, rap, reggae, et tous autres éléments d’une culture de masse frelatée qui tend à occulter totalement la véritable culture à l’esprit de nos concitoyens, et ce quel que soit leur âge. Un journaliste faisait la remarque suivante, il y a de cela un certain temps, au sujet de nos hommes politiques : « Autrefois, ils s’appliquaient à s’exprimer comme leurs grands-parents ; aujourd’hui, ils s’efforcent de parler comme leurs petits-enfants ». L’éducation actuelle ne vise plus à faire des enfants et des adolescents des adultes, mais à satisfaire tous leurs caprices et à tolérer tous leurs comportements, y compris les plus inadmissibles, et ne jamais sanctionner sévèrement ce qui mérite de l’être. Les professeurs ne sont plus que des « profs » (appellation significative), c’est-à-dire des animateurs.
L’enseignement est aussi light que possible. Plus de cours magistraux, plus de chaire de professeur, plus d’estrade. La pédagogie vise à inciter l’élève à produire lui-même son savoir à base de documents, le prof étant là pour « encadrer » avec souplesse et permettre à ses élèves d’« apprendre à apprendre ». Aucune correction n’est plus exigée quant à la tenue de la population scolaire. Bien des « profs » exercent en chandail râpé, jean et santiags, avec des barbes de deux ou trois jours. Leurs élèves arborent des jeans pré-déchirés au niveau du genou ou du bas du genou, des piercings et des tatouages. Ils répondent à leurs profs, parfois les insultent, voire les molestent. Et personne n’envisage sérieusement une restauration de la discipline et de sanctions efficaces. Les suggestions quelquefois avancées en ce sens sont immédiatement écartées d’un revers de main, au nom de l’« écoute », du « dialogue », de l’excuse de l’âge, et du droit de tous les jeunes à l’école, y compris les plus imbuvables. Pire : le crédo moral (si on peut le qualifier ainsi) et pédagogique actuel impose de considérer comme des signes de saine jeunesse et de personnalité la désinvolture, l’impertinence, la provocation, la désobéissance, le culot, la roublardise. On flatte ainsi les défauts au lieu de les combattre, et ce, sous prétexte de les inciter à « s’affirmer ». L’école devient ainsi la caisse de résonance de la société, d’une société où règne l’individualisme et où on joue des coudes. Quant au niveau de connaissances qu’elle transmet, n’en parlons pas. On a si bien torpillé l’enseignement traditionnel que, depuis plus de quarante ans, les élèves sortent du système scolaire (primaire et secondaire) avec une ignorance et une inculture abyssales, dépourvus des repères historiques et moraux les plus élémentaires ; si bien que le Français moyen actuel de moins de quarante ans est un ignorant, néanmoins gavé de bien-pensance républicaine et droit-de-l’hommiste, et tout à fait aligné sur le conformisme éthique diffusé par les enseignants, les médias et la classe politique.
Le Français moyen actuel de moins de quarante ans est un ignorant, néanmoins gavé de bien-pensance républicaine.
Le système scolaire actuel ne forme plus des adultes convenablement instruits et responsables. Au contraire, il prolonge indéfiniment l’enfance et l’adolescence chez les jeunes en s’efforçant de les statufier et de satisfaire tous leurs caprices, les incitant, par là même, à faire un drame de tout refus et de toute opposition à leurs désirs. L’école actuelle présente des analogies avec celle des « maîtres-camarades de Hambourg » (et aussi ceux de Berlin) des années 1920, qui considéraient l’enfance comme un âge d’or à ne pas dépasser et visaient à s’enfermer dans l’univers moral des enfants et à préserver ceux-ci de la perversion fatale que représentait, à leurs yeux, la société des adultes.
Mais que l’on se rassure : tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, sans vouloir faire un jeu de mots. La présentation de l’éducation actuelle que nous venons de faire ne vaut que pour le gros de la population de notre pays, ce qui est énorme, du reste. Les enfants des élites, eux, ont leurs établissements propres (publics ou privés), leurs classes et filières sélectives et protégées, et leurs parents disposent de toutes les informations et relations leur permettant de leur donner une éducation et une instruction de qualité. Le jeunisme actuel recouvre une belle hypocrisie et est l’alibi d’une école à deux vitesses.
Le jeunisme présuppose la bonté naturelle de l’homme, et spécialement des jeunes, encore non corrompus par la société. Au lieu de s’abandonner à cette lubie rousseauiste, nos « pédagos » auraient mieux fait de méditer le jugement de H. G.Wells : « La mentalité adolescente… s’est montrée partout la même : violente, intolérante, émotionnelle, dramatique, stupide, aveugle », écrit-il. Et d’ajouter : « L’esprit de la jeunesse est un esprit médiéval. Il nous ramène à l’âge de la persécution, à l’âge de la théologie et de la peur urgente… L’originalité des jeunes est le plus souvent un simple renversement infantile des choses établies. L’indépendance des jeunes n’est qu’une résistance primitive contre l’instruction. Le révolutionnaire jeune manque simplement de discipline, et son extrémisme est de revenir à des conditions archaïques, au naturisme, au gaspillage, au désordre primitif ». Wells avait raison. Et la tâche de l’éducateur, dans la famille comme à l’école et dans la société, consiste à résorber ces penchants au lieu de les flatter, et à discipliner rigoureusement les esprits pour les civiliser, ce qui ne va pas sans contrainte, sans contrariété et sans sanction. C’est la condition d’adulte qui doit être visée et tenir lieu d’exemple, pas celle de l’enfance ou de l’adolescence.
Illustration : Pas juste ! Pas contents ! Pas d’accord !