Les quatre Républiques qui ont précédé celle que nous endurons aujourd’hui ont toutes fini dans la débâcle. Sur ce sujet, bien des observations ont été faites. L’une d’elles peut particulièrement aider à éclairer le présent et orienter l’action politique: c’est que ces Républiques ont toutes succombé à un manque cruel, celui d’un visage qui incarne l’espoir et d’une voix qui rassure, rassemble et dise la marche à suivre.
Marianne est bonne fille quand elle préside sans sourciller aux cérémonies de mariage de nos mairies, mais à quoi pourra bien servir cette blême effigie de plâtre le jour où le pays sera au bord du gouffre, confronté à une situation tragique de naufrage social et politique, de péril extérieur imminent, voire de défaite militaire consommée? Fière et hautaine en temps ordinaire, notre Marianne, sans honte ni pudeur, se jettera dans les bras de «l’homme providentiel». Qui ne devra pas nécessairement grand-chose à la divine Providence…
À plusieurs reprises, au cours de son histoire -pendant la guerre de Cent Ans ou les guerres de religion notamment-, la France s’est trouvée dans une situation «républicaine» et n’a dû son salut qu’à la vitalité des principes capétiens. Des principes qui avaient un visage et une voix. En 1792, pour la première fois depuis huit siècles, sous l’effet d’un vent exécrable, voix et visage nous ont manqué, et le 21 septembre, la République, première du nom, fut proclamée. De ce jour, la «guigne» ne nous a plus lâchés… Aussitôt plongée dans la guerre extérieure, conséquence de la faillite financière (il fallait impérativement conquérir des territoires à rançonner), la fraîche et joyeuse République, livrée à la surenchère démagogique, devint le champ clos d’une lutte sauvage entre les partis, les loups se dévorant entre eux jusqu’a la chute de Robespierre, le 9 thermidor.
S’ouvrit alors, avec le Directoire, une période éminemment «républicaine»: un gouvernement faible qui ne pouvait se maintenir… que par la force. La guerre auréolant de prestige nos jeunes généraux, c’est parmi eux qu’en 1799 surgira le visage et la voix qui manquaient. Bonaparte, l’homme d’Arcole et des Pyramides, allait remplir le rôle. Une tradition était née, encore inédite en France: celle de l’homme providentiel au charisme acquis sur les champs de bataille… Le 18 brumaire, où Victor Hugo vit le péché originel de la légende napoléonienne, était au contraire destiné à sauver la République. Sous des formes monarchiques, dira Thiers, Bonaparte venait continuer la Révolution. Sans doute, mais il est tout aussi vrai qu’après dix ans de Révolution, dont huit de République, la France aspirait, tout en absorbant les bouleversements voulus ou subis, à retrouver l’ancien cours de son histoire.
Un visage et une voix
Si Napoléon, au lieu d’être le rousseauiste romantique qu’il était profondément, avait adopté une politique délibérément capétienne, faite d’équilibre, de mesure, de justice à l’intérieur, de prudence à l’extérieur et de sens de la durée, nul doute que le cours de l’histoire eût été tout autre. Comme en Chine ou ailleurs, et comme en France dix siècles plus tôt, une nouvelle dynastie aurait pu s’imposer. À condition d’avoir su s’inscrire dans le fil de cette tradition millénaire aux succès avérés. On ne refait pas l’histoire, mais cette hypothèse a une utilité : celle de montrer qu’un visage et une voix sont nécessaires, absolument nécessaires, mais pas suffisants pour incarner durablement le rassemblement et l’espoir.
L’exemple de la République suivante, la deuxième, va le confirmer. En 1848, les souvenirs de la Révolution étaient encore dans toutes les têtes, et l’épisode napoléonien pouvait encore apparaître à certains comme l’interruption abusive d’une expérience républicaine qui ne demandait qu’à réussir. Frustrés en 1830 par l’arrivée de Louis-Philippe, les émeutiers parisiens de 1848 réussirent à imposer la République, et ce qui apparaissait à tous comme son corollaire indispensable: le suffrage universel. Renversant pronostics et idées reçues, les électeurs donnèrent une écrasante majorité aux modérés et aux monarchistes. Mais restée sous la pression de la rue, l’Assemblée doutait d’elle-même. Survint alors l’inattendu : alors qu’il n’y avait plus de bonapartistes en France, un aventurier de bas vol, quasi inconnu, mais neveu et homonyme du récent empereur, réussit à capitaliser sur son seul nom le souvenir des grands rêves perdus depuis Waterloo. La France crut qu’elle avait retrouvé un visage et une voix, et pour la deuxième fois, la République tomba.
Napoléon III se révéla tout aussi incapable que son oncle de faire sien le sens capétien de la politique étrangère : se laissant enfermer dans le piège bismarckien, plus dure sera sa chute…
La france poursuivie par la guigne
Hélas, la France n’en resta pas moins poursuivie par la « guigne ». On sait comment, après Sedan, par une série de tours de passe-passe, une troisième République est parvenue à se faufiler. Femme sans tête, c’est encore par la politique étrangère qu’elle pécha, s’empêtrant dans les contradictions et les incohérences. Et la France fut à nouveau envahie en 1914, une partie de son sol le demeurant pendant quatre interminables années. En 1917, la situation fut si critique qu’elle s’abandonna à l’homme providentiel de circonstance: Clemenceau. Un jacobin à la Lazare Carnot, qui exercera une dictature de guerre… Le sursaut national permettra la victoire militaire, mais le triomphe de 1918 sera totalement effacé par une politique étrangère d’une totale inconséquence: vingt ans plus tard, la sanction tombait, terrible, insoutenable : c’était le désastre de mai-juin 1940.
Situation tragique et caricaturale. Sombrant dans la honte et l’opprobre, notre iiie République s’abandonna derechef à un général, un maréchal même, Philippe Pétain, nouvel homme providentiel, qui avait incontestablement un visage et une voix. Mais, l’occupant était là, et il ne put maîtriser une situation par trop ambiguë.
Quatre ans plus tard, dans la joie de la Libération, nouveaux tours de passe-passe et, sous le nom de ive République, la France se retrouve affublée du plus ridicule des régimes, où les ministères défilaient comme des figurines dans un stand de foire. Il faudra une nouvelle tragédie nationale, l’Algérie, pour qu’il s’écroule à son tour, en s’abandonnant dans les bras d’un célèbre général.
Dans son rôle d’homme providentiel, le général de Gaulle ne fut pas le plus malhabile. Mais il ne put ou sut assurer l’avenir. La fonction présidentielle, à laquelle il avait donné une forme d’indépendance, redevint après lui la propriété indivise des factions partisanes. Aujourd’hui, un visage et une voix paraissent être là, mais ne sont plus perçus que par une fraction des Français, et sans aucune perspective durable.
Ainsi retrouve-t-on toujours la question institutionnelle que Politique magazine n’a jamais cessé de poser : comment rendre à la France le visage et la voix dont notre peuple a un si impérieux besoin? Comment épargner à ce pays cet état de manque qui le rend prêt à se jeter dans les bras du premier venu? La réponse est inscrite dans nos dix siècles d’histoire.