Depuis le XVIIIe siècle et les débuts de la Révolution industrielle, l’Europe a connu des problèmes d’énergie. Mais l’Angleterre, puis l’Allemagne, ont pu développer une considérable production de houille. Sans cela, le Continent serait resté sous-développé. Le charbon est alors un produit capital : il n’est dépassé par le pétrole comme source d’énergie en Europe qu’à partir du milieu des années 1950. La houille, et son dérivé essentiel pour la sidérurgie, le coke, sont des enjeux considérables de la Grande Guerre, des traités de paix, des Réparations imposée à l’Allemagne, et de l’après-guerre. À partir de 1927 (création de l’« Entente internationale de l’Acier »), les principaux producteurs de charbon et d’acier d’Europe continentale s’organisent en cartels pour rationaliser les investissements et la production.
Ceux-ci, en fait, continueront à fonctionner pendant la guerre et l’occupation allemande, et en 1950 on créa la Communauté européenne Charbon-Acier, dans une continuité fondamentale depuis les années 1920 malgré les changements politiques, et largement avec les mêmes responsables. L’importance de l’énergie et en particulier du charbon pour l’économie européenne et sa compétitivité au niveau mondial était considérée comme allant de soi. Les quantités et les prix étaient les seuls facteurs qui comptaient.
Mais on vit très vite que le pétrole, qui jouait un rôle croissant depuis la Première Guerre mondiale, allait dépasser le charbon comme source d’énergie pour l’Europe. Certes, la France avait une politique pétrolière impulsée par l’État depuis 1918, dont l’instrument était la Compagnie française des pétroles, ancêtre lointain de Total (en Italie ce fut le cas à partir de 1926 et la création de l’AGIP, englobée dans l’ENI en 1953). Mais enfin les Européens se rendirent compte dès 1953 qu’ils allaient être de plus en plus dépendants du monde extérieur et en particulier du Moyen Orient pour leur pétrole. Tandis que les États-Unis étaient eux-mêmes excédentaires et en outre contrôlaient les hydrocarbures du Moyen Orient depuis 1945, et disposaient ainsi d’un avantage compétitif considérable sur les Européens.
La nécessité d’une indépendance énergétique
C’est pourquoi l’OECE (Organisation européenne de Coopération économique, créée en 1948 pour gérer l’aide Marshall) commanda en 1953 un rapport à Louis Armand, président de la SNCF, polytechnicien et économiste connu. Celui-ci fut remis en 1955, sous le titre Quelques aspects du problème européen de l’énergie. Ce texte essentiel posait très clairement le problème : l’Europe ne pourrait retrouver son indépendance énergétique et redevenir compétitive avec les États-Unis qu’à condition de développer le nucléaire civil, qui depuis l’annonce par le président Eisenhower en 1953 du programme Atoms for Peace était devenu d’actualité. Et à la suite du rapport Armand les Six créèrent en 1957 Euratom, la troisième Communauté européenne avec la CECA et la CEE.
Certes, la mise au point des filières électronucléaires alla moins vite que prévu ; certes, à partir de 1964, les Français se détournèrent largement d’Euratom ; et en 1973-1974 le premier choc pétrolier souligna la vulnérabilité des Européens, aussi bien en matière de quantité que de prix du pétrole. Certes les Occidentaux se divisèrent, la France tentant de garantir ses approvisionnements par des contrats à long terme avec les pays producteurs, tandis que ses partenaires comptaient davantage sur la nouvelle Agence internationale de l’Énergie suscitée par Washington pour faire pression sur les pays pétroliers (ou ils se tournaient vers la Russie, comme la RFA et l’Italie…). Le problème devint d’ailleurs moins aigu quand les États-Unis, dans le contexte de la guerre en Afghanistan, convainquirent en 1984 l’Arabie saoudite et les pays de l’OPEP d’augmenter considérablement leur production et donc de baisser les prix. Du coup l’URSS se trouva ruinée (pétrole et gaz constituaient 75 % de ses exportations), ce qui fut une cause essentielle de sa chute. Tandis que les pays occidentaux bénéficiaient d’une période d’énergie à bon marché qui contribua beaucoup à l’optimisme dépensier et irresponsable des années 1990.
La nécessité d’un marché encadré
Mais malgré tout une caractéristique était partagée par tous les pays occidentaux : le secteur énergétique n’était pas laissé aux seules lois du marché mais était très encadré, soit par des sociétés publiques ou parapubliques, soit par des réglementations étroites (même en Grande-Bretagne et aux États-Unis). En effet la sécurité et l’abondance d’approvisionnement et la stabilité des prix sur le moyen et le long terme restaient des impératifs stratégiques catégoriques, quels que soient les méthodes utilisées, et les États voulaient garder la main.
Seulement à partir des années 1980 les « impératifs catégoriques » allaient profondément évoluer, dans une révolution non seulement économique mais aussi politique et morale qui est peut-être la plus importante qu’ait connue l’Europe depuis le XVIIIe siècle, avec un passage brutal au mondialisme. Ce fut d’abord la dérégulation, introduite par le Président Carter, approfondie par Reagan, reprise par Margaret Thatcher et ensuite adoptée par l’Union européenne : seule la loi de l’offre et de la demande serait appliquée au secteur de l’énergie, délivré de la plupart des entraves réglementaires (concernant en particulier la détermination des prix). Cela se traduisit, à partir des années 1990, par des privatisations et la mise en concurrence systématique à tous les niveaux (la séparation imposée par Bruxelles entre les producteurs et les distributeurs d’électricité en étant un bon exemple). Puis, à partir des années 2000, ce fut la volonté de « verdir » l’économie. Mais le problème des « énergies renouvelables », tant qu’on ne peut pas stocker l’électricité produite, et si on n’a pas des capacités nationales ou européennes de compensation au sein du « mix énergétique », est qu’elles accroissent la dépendance envers l’extérieur, et au prix le plus élevé (à cause de leur imprévisibilité).
En fait, l’Union européenne a des normes, mais pas de véritable politique de l’énergie. Elle impose la concurrence et la division des acteurs historiques. Elle demande le non-renouvellement des contrats à long terme (qui comportent des prix fixes). Les impératifs sont bien différents des précédents ! Mais elle exerce une véritable influence, par la « Taxonomie », qui désigne une classification des activités économiques en fonction de leur impact sur l’environnement, de façon à favoriser les investissements vers les énergies renouvelables.
Dans l’UE chaque pays agit en ordre dispersé
Concrètement cela se traduit par l’accès ou le refus d’accès aux sources de financement privilégiées de l’Union. Cela pourrait concerner l’énergie nucléaire. Le 31 décembre 2021, la Commission a certes proposé d’accepter dans ce cadre l’atome. Mais il ne faut pas se réjouir trop vite : d’une part cet accès serait temporaire, d’autre part il dépendrait de la mise en place d’un dispositif de stockage des rejets très complet. Et ce n’est encore qu’une proposition, qui peut être modifiée dans les nombreuses et complexes étapes du processus de décision.
Mais à l’impératif catégorique du verdissement est venu s’ajouter celui de la lutte contre la Russie : plus d’importation de gaz russe, ni de pétrole à partir de février 2023. Or en 2018, sur l’ensemble des importations énergétiques des pays de l’UE, 40,4 % du gaz, 29,8 % du pétrole et 42,4 % des combustibles solides étaient russes. Une situation inextricable à court terme, d’autant plus que Bruxelles aurait souhaité réduire les rentrées que Moscou pourrait obtenir ailleurs dans le monde en imposant une limite supérieure au prix du gaz importé. Finalement, devant les protestations de certains pays membres, on se contente de freiner les hausses de prix, mais le danger est de voir les cargaisons de gaz liquéfié se détourner vers des marchés plus prometteurs.
Finalement, comme l’UE ne fait pas ce qu’il faudrait, chaque pays agit en ordre dispersé et on ne peut plus parler de politique européenne de l’énergie. L’Allemagne et la Pologne relancent le charbon, l’Allemagne compte sur des importations de gaz liquéfie en provenance des États-Unis et du Qatar, l’Italie a conclu un accord avec l’Algérie, différents pays, dont la Pologne et la France, veulent relancer le nucléaire, etc. Tout cela n’empêchera pas une hausse durable des prix de l’énergie. BASF a expliqué qu’il allait désormais investir aux États-Unis, et beaucoup de firmes vont en faire autant. Finalement les grands gagnants risquent d’être les États-Unis qui, eux, n’ont jamais perdu de vue les impératifs catégoriques de la quantité et du prix. Quant à l’Union européenne, elle finira comme un gros Porto-Rico…