Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Le conflit serait moins mythique si les démocraties étaient précisément définies. Mais que sont ces “démocraties” sans peuple qui se multiplient, en France et dans l’Union européenne ? Et les oligarchies ploutocratiques sont-elles des démocraties, nonobstant leur vénération des Droits de l’Homme ? Le mythe construit par la démocratie mondialisée risque de la détruire.
Depuis quelque temps une formule fait florès dans les milieux politiques et les médias, et prétend subsumer la politique occidentale dans la crise ukrainienne : on assisterait à un grand conflit entre les Démocraties et les Autocraties. À mes yeux, ce n’est qu’un slogan ; analysons-le.
La formule est fausse, ou en tout cas très approximative et réductrice, et en outre elle est dangereuse pour les pays occidentaux. Tout d’abord, les démocraties sont très diverses. Certes, ce type de régime, où le pouvoir appartient au peuple, a été défini dès l’Antiquité, en particulier dans La Politique d’Aristote, et distingué des oligarchies et des tyrannies. D’autre part les démocraties comportent certainement des traits communs, dont le plus important peut-être est la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
À partir de là, on a eu des démocraties que l’on pourrait qualifier de « nationales », se référant certes aux droits de l’Homme mais surtout à ceux des citoyens des pays concernés. C’était le modèle de l’Europe occidentale, à partir de l’exemple français de 1789. Mais à partir de 1919 on a vu naître en Europe centrale et orientale des démocraties que l’on pourrait qualifier d’« identitaires » ou d’ « ethniques », construites après la Grande Guerre par et pour les majorités nationales, avec de nombreux problèmes de minorités. Il suffit de suivre les affaires polonaises, hongroises, roumaines ou des pays de l’ex-Yougoslavie, ou la crise ukrainienne actuellement, pour voir que l’approche « identitaire » de la démocratie n’a pas disparu, et progresse même depuis les années 2000 en Europe occidentale (on cherche à disqualifier cette tendance en la qualifiant de « populisme », comme si la référence au peuple était en soi anti-démocratique…).
En même temps, le modèle de la démocratie « nationale », qui a longtemps fonctionné sans problème en Suisse et en Europe du Nord et qui était encore pour de Gaulle la norme, est battu en brèche par une conception universalisante et mondialisée de la démocratie, de plus en plus exigeante. Ça a commencé aux États-Unis dès avant 1914, sous la présidence de Théodore Roosevelt, qui a très officiellement soutenu les Juifs de Russie ou les Arméniens de l’Empire ottoman au nom des droits de l’Homme, alors que les États européens ne s’intéressaient, et encore timidement, qu’à certaines communautés ethnico-historiques, comme les Grecs au moment de leur soulèvement contre les Turcs à partir de 1821. C’était certes le début de la reconnaissance des droits des « nationalités », qui est à la base des traités de 1919-1920, mais c’est encore autre chose que les droits de l’Homme proprement dits.
Avec Wilson puis Franklin Roosevelt et ses successeurs pendant la Guerre froide, les États-Unis continuèrent sur la trajectoire de la démocratie mondiale, marquée par exemple par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU, en 1948. Mais à partir de 1993 le président Clinton introduisit une très importante modification : les « droits de l’Homme » ne recouvrirent plus uniquement les droits civils et politiques, mais l’ensemble de ce que l’on appelle désormais les droits des femmes et ceux des « LGBTQIA+ ». Et depuis, Washington s’est engagé très fermement dans cette extension de la notion de démocratie vers une universalité planétaire, réorganisant son appareil diplomatique et les axes de sa politique extérieure en fonction de ces impératifs, et n’hésitant pas à recourir parfois aux armes pour ce faire, en particulier sous la présidence d’Obama.
Même évolution en France. On peut la suivre avec l’évolution du droit d’asile. Celui-ci était reconnu depuis la Révolution française mais il s’agissait en fait de l’asile politique proprement dit, et il était strictement contrôlé. Mais on constate une évolution : désormais l’asile ne concerne plus seulement les réfugiés politiques mais l’ensemble des minorités « persécutées », et pas seulement les minorités nationales, mais aussi religieuses, ou autres (comme les femmes dans les pays où leurs droits ne sont pas respectés, ou les « LGBTQIA+ »). En 1998, un amendement à la Constitution a complété ainsi l’article 53-1 de la Constitution de 1958 qui ne se référait qu’à l’asile politique : « ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif ». Cela peut aller très loin.
Ce mouvement s’est d’ailleurs élargi à l’ensemble de l’Union européenne, qui s’appuie sur sa Charte des droits fondamentaux de 2000 pour étendre de façon considérable le champ de ceux-ci, sur le modèle américain. La démocratie est devenue une notion vague et vaste, idéologique, alors que son sens constitutionnel originel (le gouvernement par le peuple) s’érodait. En effet, dans beaucoup de pays occidentaux, le Peuple est de plus en plus éloigné du processus de décision. En France, la Constitution de 1958 permet d’adopter le budget sans majorité à l’Assemblée (or le vrai principe fondateur, historiquement, c’est « No taxation without representation »). Mais cette tendance s’est aggravée : le référendum sur l’Europe de 2005, conduisant à un net rejet par les électeurs mais « rectifié » par le Parlement, a beaucoup contribué au scepticisme de nombreux citoyens par rapport à la vie politique. Moins visible mais déterminante : l’intrusion croissante depuis les années 1990 du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel dans le processus législatif, bien au-delà de ce qui avait été décidé en 1958.
À cela s’ajoute pour les pays de l’Union européenne la présence croissante de la Commission et des institutions, en particulier la Cour de Luxembourg, dans le processus de décision, au-delà même des textes comme on le voit de plus en plus avec la pandémie et la guerre en Ukraine. À ce sujet d’ailleurs, en dehors du Congrès américain qui a voté des crédits militaires pour l’Ukraine, et dans une certaine mesure du Bundestag allemand, quels parlements occidentaux ont-ils été réellement consultés au sujet de ce qui est une cobelligérance de fait avec l’Ukraine contre la Russie ?
Quant aux États-Unis, ils ont souvent été considérés comme une oligarchie ploutocratique plutôt que comme une véritable démocratie. Ce phénomène s’est accentué depuis les années 1990, comme le montre le financement des campagnes électorales : les Démocrates, qui étaient traditionnellement les parents pauvres et représentaient davantage les couches populaires, ont désormais des ressources financières (dans un pays où les dons aux partis politiques ne sont pas limités) plus élevées que celles des Républicains.
Nous avons donc affaire à une démocratie d’un nouveau type, avec des modèles très différents. Sans même évoquer le cas turc (mis entre parenthèses en ce moment parce que l’on a besoin de l’accord d’Ankara pour l’accession de la Suède et de la Finlande à l’Otan), à côté d’une démocratie américaine impériale, et des démocraties identitaires d’Europe orientale, qui toutes réagissent et continueront à réagir très fermement contre la Russie, pour des raisons à la fois idéologiques et historiques, nous avons des démocraties européennes beaucoup plus hésitantes, car elles sont moins unanimement conduites par une vision mondialiste ou par le sens d’une mission nationale historique hostile à la Russie. Si la guerre se prolonge, on peut penser que les différentes démocraties occidentales commenceront à réagir de manière différente, en fonction de leur nature profonde. L’unité des démocraties est une pétition de principe.
Mais les « autocraties » aussi sont diverses. La Chine est une partitocratie : si le président Xi Jinping était conduit à se retirer, le système pourrait lui trouver un successeur en son sein. Quant à la Russie, qui correspond mieux au concept d’autocratie, la succession de son président est difficile à prévoir et pourrait être fort chaotique. Et où placer l’Inde, par certains aspects « démocratique », mais fort éloignée du modèle occidental et qui, dans la crise actuelle, se trouve plutôt du côté de Moscou et de Pékin ?
C’est pourquoi le slogan des « Démocraties contre les Autocraties » est dangereux : il repose sur une illusion pour les premières, sur une erreur d’analyse pour les secondes, et risque surtout de renforcer la cohésion de ces dernières. La discussion sur ce sujet ne se déroule en ce moment guère que dans le monde politique allemand, le chancelier plaidant pour le maintien de liens avec Pékin (il est vrai que l’économie allemande pourrait difficilement s’en passer !) alors que ses alliés Verts plaident pour une attitude beaucoup plus dure envers la Chine, comme les États-Unis, et au nom certes de la nécessité de ne pas tomber dans une nouvelle dépendance, après le gaz russe, mais aussi au nom d’une vision New Age de la démocratie mondialisée. Le slogan dissimule en fait des débats cruciaux mais largement occultés.