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L’Homme nouveau, mythe moderne

Les actuels débats sur le transhumanisme imposent de s’interroger sur sa généalogie. Entre les deux guerres, c’est la notion d’« homme nouveau » qui traduit la volonté d’adapter l’homme aux nouvelles conditions de son existence, et, notamment, de tirer les conséquences d’un rapport à la technique redéfini lors du Premier conflit mondial.

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L’Homme nouveau, mythe moderne

Un ouvrage collectif fait découvrir les réflexions convergentes venues de sources diverses, et rappelle que les régimes totalitaires furent loin d’avoir le monopole, ou même la primauté, de cette quête. Emmanuelle Raingeval s’est intéressée à la manière dont l’Allemagne traite le phénomène des mutilés de la Première guerre, « réparés », mais peut-être aussi augmentés : la prothèse ne permet-elle pas à l’ouvrier de mieux s’adapter aux besoins de l’industrie moderne ? Et que dire ensuite du développement des capacités de calcul par la machine, ou de ce développement qu’apporterait à l’œil l’objectif de l’appareil photographique ? Mais la prothèse mécanique n’est pas la seule solution. Élodie Serna décrit des projets d’augmentation biologique cette fois, visant à augmenter les capacités des hommes (au sens le plus strict) par la greffe de testicules de singes ou la vasectomie, évitant la dégénérescence, dans le premier cas, par le retour de la vitalité animale, dans le second, en évitant une dispersion de la force vitale.

David Pucheu, considérant que « le nazisme est l’arbre qui cache la forêt », s’interroge sur la manière dont les idées de sélection, d’adaptation et d’évolution furent liées à la révolution industrielle comme à l’impérialisme colonial, pour les permettre et surtout les justifier, et comment, aux États-Unis, plus encore peut-être qu’en Europe continentale, elles rencontrèrent croyances religieuses et mythes mobilisateurs. L’eugénisme trouvera en effet outre-Atlantique un terreau favorable, l’homme nouveau étant vu comme l’occupant naturel du Nouveau Monde, tandis que biopolitique et cybernétique ouvriront de nouvelles perspectives. On retrouve cet eugénisme chez Julian Huxley, mais Jean-Yves Goffi voit cependant plus chez ce dernier, souvent montré comme un des pères de la notion de transhumanisme, le choix d’un « humanisme scientifique » visant à mettre en place un État providence reposant sur une véritable « bureaucratie de la science ». 

La science, et aussi la technique. José Luis Espericueta rappelle que pour José Ortega y Gasset, « sans technique, l’homme n’existerait pas et n’aurait jamais existé », car elle lui épargnerait des efforts et lui permettrait de se consacrer à son développement personnel : en un jeu de miroirs, la transformation de la nature par l’homme entraîne finalement sa propre transformation. Alexandre Moati examine pour sa part les rapports entre science et transhumanisme chez Teilhard de Chardin, Jean Rostand ou Julian Huxley. Chez Teilhard, si la sélection naturelle a pu jouer un rôle, avec l’homme « ce sont les forces d’invention qui ont pris en main les rênes de l’évolution », quand la culture est chez Huxley un « degré supérieur de l’évolution, supplantant la sélection naturelle dans les sociétés humaines » ou que Rostand considère lui aussi que l’homme doit prendre le relais de la nature pour mener l’évolution. Trois penseurs donc d’un « darwinisme culturel » que Moatti incite à travailler encore.

D’autres perspectives sont convoquées. Retrouvant les totalitarismes, Daphné Vignon évoque l’œuvre de Victor Klemperer sur les langages totalitaires et la place qu’il donnait à la parole – et à la radio, son support technique d’alors – dans la transformation du monde et des hommes. Antoine Huerta suit la réaction du géographe Pierre Deffontaines à l’œuvre de Teilhard de Chardin, et étudie ces cercles catholiques au travers desquels se diffuse l’idée de la noosphère. Rudolf Biérent, enfin, s’intéresse au courant du cosmisme russe, de la fin du XIXe siècle aux années 30, pour lequel l’homme, co-créateur du destin de l’univers, peut s’affranchir d’une Terre qui n’est jamais qu’une base de départ. Comme chez certains de nos modernes, l’exploration spatiale serait ainsi liée au développement de l’homme, et, peut-être, à la possibilité de gagner la vie éternelle, surhumanité donc au moins autant que transhumanité. 

« L’homme augmenté – note avec justesse Olivier Dard – n’a pas disparu avec le cataclysme du second conflit mondial », mais « l’entre-deux-guerres est bien une séquence centrale d’un phénomène qui se décline à l’échelle du continent européen ». Un homme nouveau qui ne fascine pas moins, on l’a vu, les technocrates des démocraties occidentales que les théoriciens des régimes totalitaires, avec parfois la prétention à une dimension spirituelle. C’est pourquoi on ne peut qu’être d’accord quand Dard souhaite mettre en parallèle ceux qui, de Nicolas Berdiaev à Georges Bernanos, au nom de l’homme et de la spiritualité, se sont justement opposés au règne des machines et à ce mythe de l’homme nouveau.

 

 Sous la direction de Franck Damour, Olivier Dard et David Doat, L’homme augmenté en Europe. Rêve et cauchemar de l’entre-deux guerres, Paris, Hermann, 2021.

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