De César Franck, la postérité n’a retenu qu’une poignée d’œuvres : Prélude, Choral et Fugue, Panis Angelicus, Sonate, Quintette, Symphonie en ré mineur. Nous est parvenu le cliché d’un organiste austère, partagé entre inspiration mystique et musique instrumentale solidement charpentée. Cette légende fut soigneusement cultivée par ses fidèles disciples qui l’érigèrent en patriarche s’opposant aux esthétiques wagnérienne et debussyste. Certains lui vouèrent un véritable culte qui instaura le mythe du « Père Franck » : d’Indy, Ropartz, Vierne, de Bréville, Chausson, Tournemire, Bonis, Holmès,… Cette vénération porta indirectement ombrage à la diffusion d’une grande part de sa production.
Prodige liégeois
César Franck naquit à Liège le 10 décembre 1822, dans une dépendance de l’Hôtel de Grady.Il reçut sa première formation au conservatoire de la cité des Princes-évêques dès 1831 dans les classes de Jalheau (piano) et Daussoigne (harmonie). Son tempérament fougueux et ses facilités d’assimilation lui ouvrirent d’emblée une brillante carrière. Il donna son premier concert à l’âge de 12 ans. En 1835, la famille s’installa à Paris où il poursuivit ses études avec Anton Reicha – qui avait enseigné à Berlioz, Liszt et Gounod. Puis, il entra au Conservatoire dans les classes de Zimmermann (piano), Leborne (contrepoint), Berton (composition) et Benoist (orgue). Pressé d’exploiter financièrement ses dons de virtuose hors du commun, son père décida de rentrer en Belgique dès 1842 et de prendre en main la carrière de son fils, interrompant une prometteuse lancée qui l’eut sans doute mené jusqu’au Prix de Rome. Franck commit alors moult pièces de circonstance plus rentables que vraiment musicales, qu’il interprétait triomphalement lors de tournées en Allemagne, Belgique et France (notamment ses Variations brillantes et son Concerto pour piano).
Le Liszt de l’orgue
Rompant avec sa famille, le jeune homme regagna Paris dès 1845. Successivement titulaire des tribunes de Notre-Dame-de-Lorette (1847), Saint-Jean-Saint-François-du-Marais (1851) et Sainte-Clotilde (1857), ses improvisations à l’issue des offices impressionnaient fortement les auditeurs. Elles furent à l’origine d’œuvres magistrales comme la Grande Pièce symphonique, la Pièce héroïque, les Trois Chorals. Franck s’inscrivait sans conteste dans la lignée de l’école d’Alexandre Boëly et de François Benoist, dont il allait magnifier l’héritage. Nommé professeur d’orgue au Conservatoire en 1871, sa classe accueillit quantité de jeunes compositeurs et son enseignement initia la modernité musicale française.
Réformateur et créateur fécond
César Franck fut en 1871 l’un des membres fondateurs de la Société Nationale de Musique, dont il prit la présidence en 1886. Il est considéré à juste titre comme le théoricien de la forme cyclique, procédé compositionnel destinée à renforcer l’unité d’une œuvre par la réapparition régulière d’un même thème. Celui-ci permet de structurer les grandes formes de manière cohérente. Son discours dense aux incessants glissements chromatiques, ses orchestrations usant des mixtures de timbres, exploitant les registres graves des bois et l’unisson des cordes plutôt que leur étagement en divisions diaphanes, caractérisent sa patte profondément personnelle perceptible dans Le Chasseur maudit, Les Eolides et les Variations symphoniques. Par ailleurs, Franck ne manquait ni d’humour ni de sensualité (écoutez donc le vaste poème symphonique Psyché, chef-d’œuvre injustement négligé).
À l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur, de nombreux concerts sont programmés dans toute l’Europe. Le Palazzetto Bru Zane entend de son côté le présenter sous un angle original, celui de son attirance pour la voix, aspect jusqu’à présent peu exploré. Presque la moitié de son catalogue lui est consacrée : outre des mélodies et duos avec piano, divers motets, cantates et oratorios comme Ruth, Rebecca ou les Béatitudes – aux proportions brucknériennes –, il faut retenir ses quatre opéras à la genèse contrariée, témoignant de son obstination à s’imposer sur la scène lyrique : Stradella (1841), banal coup d’essai, Le Valet de ferme (1851-1853), opéra historique se déroulant en Irlande, suivis des réussites que constituent la norvégienne Hulda (1879-1885) et la mérovingienne Ghiselle (1888- inachevé).
Un exotisme venu du froid
Depuis l’Hamlet d’Ambroise Thomas représenté en 1868, les fjords étaient en vogue. Lalo livrait sa Rapsodie norvégienne, Castillon donnait une Marche scandinave, avant que Chabrier n’écrivît Gwendoline et que d’Indy ne transposât l’Axel du suédois Tegnér dans ses chères Cévennes.
Opéra en quatre actes et un épilogue sur un livret de Charles Grandmougin d’après Hulda la boiteuse de Bjørnstjerne Bjørnson, le chef-d’œuvre de César Franck ne fut jamais monté de son vivant. Cette sanglante épopée médiévale conte les vengeances fomentées par l’héroïne à l’encontre du clan viking d’Aslak, bourreau de sa famille, puis d’Eiolf, son infidèle amant. Le livret dénonce la violence tribale, la colonisation, l’esclavage, les sévices envers les femmes. Tout en adoptant le dramatisme verdien, Franck prolonge avec une saisissante maîtrise la grande fresque historique à la Meyerbeer. Méprisée par Maurice Emmanuel, il s’agit pourtant selon Joël-Marie Fauquet d’« une partition de haut vol, débordante d’invention, d’une force d’évocation prenante, d’une qualité lyrique de premier ordre. » L’ouvrage fourmille de trouvailles (comme ce chœur de pêcheurs accompagné par quatre saxophones), use de savantes et efficaces modulations, d’une écriture vocale exigeante culminant dans les deux grands duos d’amour qui rivalisent avec ceux du Tristan et Isolde de Wagner.
Une version abrégée de Hulda fut créée le 8 mars 1894 à l’Opéra de Monte-Carlo sans pour autant déclencher l’enthousiasme du public. Le label Melodram capta en direct le concert donné sous la direction de Vittorio Gui à Milan le 29 avril 1960 et sortit un enregistrement rassemblant les sections chantées (mais en italien). L’opéra attendit cent ans avant d’être enfin joué dans sa version complète au Bloomsbury Theatre de Londres le 15 mars 1994. Et le 16 février 2019, l’Opéra-théâtre de Freiburg le représenta intégralement sous la direction du chef français Fabrice Bollon. En mai et juin prochain, le Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française – nous permettra d’entendre une version de concert qui constitue d’ores et déjà un temps fort de cette année de commémoration.
À écouter :
Hulda, Miller, Kohl, Jung, Park, Hebelkova, Orchestre Philharmonique de Freiburg, dir. Fabrice Bollon, 3 CD Naxos 2021
Intégrale des mélodies et duos, Tassis Christoyannis, baryton, Véronique Gens, soprano, Jeff Cohen, piano, 2 CD Palazzetto Bru Zane, 2022
À lire :
Joël-Marie Fauquet, César Franck, Fayard, 1999
En concert :
Hulda, solistes, Chœur de Chambre de Namur, Orchestre Philharmonique Royal de Liège, dir. Gergely Madaras, les 15 mai (Liège), 17 mai (Namur) et 1er juin (Paris).
Plus d’informations sur : https://bru-zane.com/fr