L’Europe déçoit et contriste. Pour beaucoup, elle est devenue un machin technocratique, qui ne fait que rajouter une strate d’absurdité en plus. Mais l’Europe est aussi une civilisation fragilisée qui connaît un déclin. Historien d’origine, David Engels a réfléchi sur la question à travers plusieurs essais. Encore peu connu, il est cependant suivi et régulièrement interrogé. Pour cet essayiste, l’Europe ne sera sauvée qu’en faisant appel à ce qui la fonde.
Familier de Spengler, David Engels est hanté par la question du déclin. Ce déclin qui touche l’Europe. Les voyants sont au rouge : démographie, crise de la famille, effondrement des valeurs, développement de l’intelligence artificielle, immigration de masse, concurrence de la Chine, masochisme historique, refus de la « vérité au profit du compromis », politiquement-correct… De tout cela, David Engels en est attristé. Comme il avait affirmé dans un entretien publié en 2019, « le déclin massif de l’Europe en tant que civilisation est une véritable tragédie historique qui nous concerne tous, non seulement en tant que collectif, mais aussi en tant qu’individus. » Mais à la différence de beaucoup de Cassandre et des déclinistes de comptoir, David Engels en est vivement et sincèrement attristé. « Personnellement, je souffre énormément de la fin annoncée de la civilisation occidentale que j’aime de tout mon cœur, et je sais que je suis loin d’être le seul dans ce cas, bien que beaucoup de contemporains ne se rendent pas encore tout à fait compte de la nature gravissime de cette évolution ou n’osent pas en tirer les conséquences qui s’imposent. » Pour Engels, l’Europe est dans une situation comparable à la République romaine du premier siècle avant Jésus-Christ : déchirée par des luttes et des conflits, cette fragile entité qui se voulait au service du bien commun ne put survivre qu’en se transformant en un État autoritaire faisant fi de la liberté politique et au prix d’une stagnation culturelle. Un constat défendu dans Le Déclin. Le plus intéressant est que, dès 2013, Engels estimait que cette situation serait celle des décennies à venir. Il redoutait déjà un « revirement autoritaire », un césarisme « qui semble de plus en plus inévitable et risque de renverser le processus d’émancipation de l’individu ». Les nouvelles censures, la volonté de contrôler les réseaux sociaux pourraient nous rappeler que cet avertissement avait quelque-chose de juste. En 2019, Engels était revenu sur ce constat par une mise en garde formulée un an avant la crise sanitaire, crise dont nous connaissons l’intensité à travers les mesures drastiques que déployèrent les gouvernants européens… Prophétie réalisée ou en passe de l’être ? On notera aussi qu’Engels ne décrie pas l’émancipation de l’individu, ce qui est lucide, car l’individualisme contemporain est tout sauf respectueux de l’individu. Une piste de réflexion à creuser à l’heure du contrôle et de ces libertés attaquées sans avoir été vraiment défendues.
L’Europe n’est pas à construire, mais à fonder
Engels s’intéresse à la chose publique – la res publica –, mais ce n’est pas un homme de projet ou de programme. Il ne veut pas de ce constructivisme bien contemporain. Il n’appelle pas à construire, mais à fonder. L’Europe doit retrouver ses racines. À ce titre, Engels se livre à une vive critique de cette Union européenne désincarnée. Non, l’Europe n’est pas une « nouveauté absolue », dont l’identité serait à créer, car au fond cette identité existe déjà. Engels défend résolument ce passé qui a fondé l’Europe et dont, malheureusement, ses élites ne veulent pas. En 2013, dans Le Déclin, il émettait un constat fort cinglant : « la tentative aussi désespérée qu’infructueuse de rejeter les valeurs traditionnelles du passé et de construire une nouvelle identité collective européenne basée sur des idéaux universalistes ressemble plus à un symptôme de la crise actuelle qu’à sa solution ». Engels se méfie des causes du moment, comme l’urgence climatique, mais n’est pas insensible à la surexploitation des ressources. Il ne faut pas s’en prendre aux « symptômes », mais bien aux « causes ». Ainsi, Engels estime que « ce n’est pas seulement en diminuant le CO2 ou d’autres matières problématiques, mais en travaillant sur l’idéologie matérialiste, consumériste, égoïste du monde moderne que nous pouvons espérer trouver un nouvel équilibre avec la nature ». Sur ce plan, ce féru de l’Antiquité décoche une flèche de Parthe contre cette mentalité qui ne jure que par l’urgence climatique, mais dont le conservatisme ne vaut que pour les espèces, nullement pour la civilisation. L’auteur s’étonne de ce matérialisme qui reste pratiqué et professé, alors qu’il faudrait justement s’en détacher. C’est en ce sens que l’on pourrait renouer avec ce cosmos si cher aux Grecs. On peut dire que l’auteur s’inscrit dans une perspective d’écologie « intégrale » bien comprise. « Intégrale » en ce sens qu’elle englobe d’autres aspects comme le goût de la beauté ou la défense des traditions. Comment dénoncer la pollution si nous ne sommes plus en mesure de nous émerveiller pour un paysage ? À cet égard, le constat d’Engels pourrait rappeler ceux de Benoît XVI qui estimait que tout était lié, comme l’écologie que l’on ne peut dissocier du combat pour la vie. Dans un ouvrage collectif publié en 2020 sous sa direction – Renovatio Europae –, plusieurs solutions sont proposées, allant de la défense de la famille traditionnelle, du respect de la loi naturelle, de la redécouverte du beau, à une régulation renforcée du phénomène migratoire. Oui, malgré tous les constats négatifs, Engels entend défendre une Europe « hespérialiste ». L’Europe sera donc « rénovée », mais à la condition qu’elle reste fidèle à ses traditions et non en se lovant dans un universalisme désincarné et sans âme. Au fond, l’Europe n’est crédible qu’en étant elle-même.
Quelques critiques
Pour Engels, les civilisations sont mortelles et sujettes au déclin : la marque « spenglerienne » est suffisamment forte dans la réflexion de David Engels. La crise actuelle de la civilisation européenne s’inscrit dans cette perspective, mais si tel est le cas pourquoi la combattre étant donné qu’elle semble inéluctable. Sur ce plan, il faudrait peut-être faire attention à cette contradiction où l’on approuve ce que l’on réprouve. Or si une crise est constatée, il ne faut pas la justifier, ne serait-ce que pour éviter de donner de l’eau au moulin de ceux qui s’en contentent. La crainte est d’alimenter ces critiques qui estiment que l’Occident meurt des concepts qui les a nourris… En outre, Engels parle des « valeurs », de l’identité, mais il ne s’étend guère sur ce christianisme qui a fait l’Europe. Il a non seulement inspiré ses institutions, sa vie, mais c’est même lui qui a donné aux européens le sens de l’individu, cette ouverture à l’intimité que l’on ne retrouve pas ailleurs, et certainement pas en Asie. Or la déchristianisation massive de l’Europe – et surtout de l’Occident – est un phénomène qui bouleverse tout. Il aurait mérité d’être davantage développé, car l’effondrement massif de la pratique religieuse est un phénomène qui est tout sauf neutre. La question religieuse n’est pas seulement un élément dans ce déclin de l’Europe : elle pourrait aussi être aussi l’une des réponses à ce déclin. Bref, le travail de David Engels mériterait d’être connu, car il pourrait donner quelques sérieuses pistes de réflexion pour tous ceux qui veulent réfléchir aux vraies solutions.
Illustration : David Engels, un historien vivement et sincèrement attristé par le déclin occidental.