Au terme de vingt ans de guerre, le fiasco occidental en Afghanistan en août 2021, couplé avec la récession économique planétaire provoquée par la pandémie de covid, aurait pu laisser entrevoir une période d’accalmie après une succession de crises géopolitiques. À l’évidence, il n’en est rien. Le contraire est en train de se produire avec un regain manifeste des tensions, d’une part entre l’Occident et la puissance chinoise dans l’Indo-Pacifique, et d’autre part, en Europe, entre l’Occident et la Russie, comme l’illustre l’escalade militaire actuelle en Ukraine. Celle-ci semble difficile à enrayer comme le montre l’impasse des négociations récentes américano-russes à Genève. L’Union européenne, pour sa part, demeure divisée sur la conduite à tenir, ce qui était prévisible au vu des intérêts divergents des États européens dans leurs relations bilatérales, tant avec la Russie qu’avec les États-Unis.
Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 et l’enlisement de la guerre d’attrition de basse intensité entre Ukrainiens et séparatistes prorusses dans le Donbass à l’Est de l’Ukraine, la tentation était grande pour les Européens de considérer peu à peu le conflit entre l’Ukraine et la Russie comme un « conflit gelé ». La voie diplomatique avait été privilégiée, même si cela n’avait pas manqué d’entraîner inévitablement des frustrations dans les deux camps. En 2014, le Protocole de Minsk (Minsk I) et le Mémorandum de suivi de Minsk, puis les accords de Minsk II en février 2015, avaient été signés sous les auspices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), en vue de résoudre le conflit entre les deux pays. Dans le cadre des accords de paix de Minsk de 2015, conclus selon le « Format Normandie », c’est-à-dire dans le cadre de négociations entre la France, l’Allemagne, l’Ukraine, la Russie et en présence de représentants séparatistes prorusses du Donbass, un nouveau cessez-le-feu, avait été conclu le 22 juillet 2020. C’est cette même configuration quadripartite qui a été retenue pour tenter de conduire des négociations de la dernière chance prévues à Paris le 26 janvier 2022, et de mettre en oeuvre les accords de Minsk de 2015, toujours au point mort, tandis que le bilan humain de ce conflit s’élève déjà à plus de 14 000 morts.
Biden relance le partenariat avec l’Ukraine
Depuis l’année dernière, la donne a cependant radicalement changé avec le retour au pouvoir de l’Administration démocrate aux États-Unis, qui entend bien redynamiser le partenariat stratégique entre les États-Unis et l’Ukraine (1). Dès le printemps 2021, le président américain Joe Biden a réaffirmé le « soutien indéfectible des États-Unis en faveur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine face à l’agression continue de la Russie dans le Donbass et en Crimée ». Les aspirations euratlantiques de l’Ukraine, à savoir l’entrée de ce pays dans l’OTAN et dans l’UE, ont ainsi été encouragées par les États-Unis.
Pour rappel, l’Ukraine participe depuis 1994 au Partenariat pour la paix de l’OTAN. Dans le cadre du processus de planification et d’examen de ce même programme, l’OTAN lui fournit un soutien pratique et des conseils afin de l’aider à mener à bien les réformes stratégiques dans le secteur de la défense et de la sécurité et à aligner ce dernier sur les normes et principes de l’OTAN. En 2008, l’Ukraine (tout comme la Géorgie) avait formulé une demande auprès de l’Alliance atlantique afin de rejoindre le plan d’action pour l’adhésion de l’OTAN. Mais ce projet avait été mis en sommeil lors du mandat du président ukrainien Victor Ianoukovitch, proche des Russes, entre 2010 et 2014.
En revanche, à la suite des événements de 2014, le président ukrainien Petro Porochenko a évoqué la possibilité d’un référendum sur l’adhésion du pays à l’OTAN. Mais en avril 2021, son successeur Volodymyr Zelenski a appelé l’Alliance atlantique à valider le plan d’action pour l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, considérant que cela constituerait un véritable signal à destination de la Russie et le seul moyen de mettre fin à la guerre dans le Donbass. Il a ainsi confirmé l’appel qui avait été lancé le 4 avril, en faveur de l’adhésion du pays à l’OTAN par le ministre de la Défense ukrainien, Andrii Taran, à l’occasion du 72e anniversaire de l’Alliance atlantique.
Ce nouveau positionnement n’a pas manqué de réactiver le « syndrome de la forteresse assiégée » du côté de la Russie, face au spectre d’un nouvel élargissement de l’OTAN vers l’Est. Cette évolution s’est traduite simultanément par une intensification des combats entre les séparatistes pro-russes soutenus par la Russie et les forces ukrainiennes dans le Donbass. Par le biais d’un déploiement de plusieurs dizaines de milliers de soldats russes à la frontière orientale entre la Russie et l’Ukraine et dans la péninsule de Crimée la Russie a augmenté sa présence militaire de manière considérable en 2021. Les deux camps, tout en amorçant une escalade des tensions, se sont alors accusés mutuellement d’attiser les braises du conflit.
Ce changement de portage est illustré par la mobilisation par chaque camp de ses alliés et partenaires, ce qui a conduit aux déploiements militaires inouïs observés actuellement aux frontières de l’Ukraine. Du côté russe, les dizaines de milliers de soldats russes positionnés sur les territoires russe et biélorusse, auxquels viennent s’ajouter les quelque 33 000 soldats stationnés en Crimée et la présence navale russe en mer d’Azov et en mer Noire, font régner une pression intense sur l’Ukraine. Depuis la mi-janvier 2022, la Russie a envoyé des forces et du matériel militaire en Biélorussie, dans le but affiché de conduire des exercices conjoints avec ce pays à partir du mois de février prochain, mais désormais la possibilité d’une attaque russe sur Kiev à partir du territoire biélorusse inquiète la communauté internationale. Les autorités ukrainiennes estiment, pour leur part, que les forces séparatistes dans les républiques autoproclamées du Donbass, comptent quelque 28 000 combattants, encadrés par 2 000 instructeurs et conseillers militaires russes.
L’aide militaire américaine
Dans le camp occidental, le 24 janvier 2022, les États-Unis ont placé 8 500 militaires (majoritairement de l’armée de terre), basés aux États-Unis, en état d’alerte en vue d’une riposte à une éventuelle invasion de l’Ukraine par la Russie. Ces forces pourraient être déployées en Europe dans le cadre de l’OTAN. Elles viendraient en renfort de la Force de réaction de l’OTAN (NRF), une force multinationale regroupant 40 000 soldats issus des forces terrestres, aériennes, maritimes et des forces spéciales des pays de l’OTAN, que l’Alliance atlantique peut déployer à court préavis, partout où elle estime que cela est nécessaire. On note à cet égard que, dès le mois d’avril 2021, le Secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin, avait annoncé son intention de baser en permanence plusieurs centaines de soldats américains supplémentaires en Allemagne, alors que l’Administration Trump avait souhaité retirer près de 12 000 militaires. Des conseillers et instructeurs américains et britanniques sont également présents sur le territoire de l’Ukraine afin de former et entraîner les forces ukrainiennes.
Les États-Unis fournissent 90 % de l’aide militaire étrangère reçue par l’Ukraine. Le 22 janvier 2022, les États-Unis ont annoncé l’envoi de 90 tonnes d’équipement militaire et de munitions (auxquelles s’ajoutent la fourniture de missiles antichars à l’Ukraine par les Britanniques et de missiles Javelin et Stinger par les trois États baltes, anciennes républiques soviétiques qui ont rejoint l’OTAN en 2004). Cette augmentation de l’aide s’inscrit dans la continuité du positionnement géostratégique adopté par l’Administration Obama à partir de 2014. En effet, en tant que vice-président américain, Joe Biden a joué un rôle incontestable dans le renforcement du partenariat stratégique avec l’Ukraine.
En 2014, Barack Obama a signé deux projets de loi en soutien à la souveraineté, l’intégrité, la démocratie et la stabilité économique de l’Ukraine en riposte à la politique menée par Moscou dans ce pays (2). En avril 2014, le Support for the Sovereignty, Integrity, Democracy, and Economic Stability of Ukraine Act of 2014 a accordé à l’Ukraine des garanties de prêt allant jusqu’à un milliard de dollars en réponse à l’intervention militaire russe de 2014. En décembre 2014, le Ukraine Freedom Support Act a prévu l’octroi d’une aide militaire à l’Ukraine et autorisé de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie (notamment contre l’agence publique russe Rosoboronexport en charge de la négociation des contrats d’armement).
Entre mars 2014 et décembre 2019, les États-Unis ont fourni une aide de 1,5 milliard de dollars à l’Ukraine dans le domaine de la défense et de la sécurité, notamment des véhicules de transport blindés Humvee, des radars de contrebatterie, des patrouilleurs afin d’aider la Marine ukrainienne à défendre ses eaux territoriales. Fin décembre 2019, trois contrats ont été signés entre les deux pays pour la livraison de missiles antichars Javelin. En juin 2020, une aide supplémentaire d’un montant de 250 millions de dollars, qui avait été gelée par l’administration Trump, a finalement été débloquée. Une partie de cette aide américaine a servi à installer le centre d’entraînement de Yavoriv près de la frontière polonaise, où les États-Unis, le Canada et la Grande-Bretagne forment les forces ukrainiennes au combat.
Réminiscences de la guerre froide
Face à cette situation, la Russie a continué à se crisper. Elle exige actuellement de la part des États-Unis des garanties pour protéger son territoire, à commencer par la fin des élargissements successifs de l’OTAN vers l’Est, mais également par un retour de l’OTAN à ses frontières de 1997. En outre, elle refuse tout déploiement d’armes offensives à ses frontières et demande, par conséquent, le retrait des troupes et des équipements militaires de 14 pays concernés, dont la Bulgarie et la Roumanie. Ces demandes comportent donc des implications considérables pour les anciens pays membres du Pacte du Varsovie et pour les anciennes républiques soviétiques, qui ont rejoint l’Alliance atlantique après 1997.
La Russie entend reprendre son rôle de grande puissance face aux États-Unis. Le bras de fer actuel entre les deux pays est une posture réminiscente de l’époque de la guerre froide. Dans la même logique, les autorités russes ont d’ailleurs annoncé envisager la possibilité d’installer des armes nucléaires à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua, dans le but de faire régner une pression stratégique directement sur les villes américaines. La Marine russe a également prévu des exercices navals dans la zone économique exclusive de l’Irlande en février prochain, tandis que des manœuvres de l’OTAN ont débuté en Méditerranée le 24 janvier sous le commandement de l’amiral commandant de la sixième flotte américaine.
En conclusion, dans ce contexte caractérisé par l’intrication des liens entre le pouvoir politique ukrainien et les États-Unis d’une part, et par les visées géopolitiques régionales et globales de la Russie, l’escalade militaire qui se déroule actuellement en Ukraine semble d’autant plus difficile à enrayer par la voie diplomatique. Il serait donc nécessaire que les nations européennes se préparent à entrer dans une ère de grandes turbulences, qui débouchera inévitablement sur une modification des équilibres géostratégiques actuels.
1. Ana Pouvreau, « Les relations entre les États-Unis et l’Ukraine dans le nouveau contexte géostratégique », Revue Défense Nationale, Tribune 1271, 23 avril 2021.
2. Philippe Sidos : « Une vision stratégique d’une aide militaire à l’Ukraine », Revue Défense Nationale, 2015/4 (N°779), pp.96-102.
Ana Pouvreau est spécialiste des mondes russe et turc, docteur ès-lettres de l’Université de Paris IV Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.