Civilisation
À la recherche du XVIIIe siècle
Le père de Berthe Morisot, préfet à Limoges, y créa un musée des Beaux-Arts. Une des premières œuvres données fut un ravissant portrait de Nattier.
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En rassemblant trois géants du portrait classique, François de Troy, Nicolas de Largillierre et Hyacinthe Rigaud, le musée de Perpignan permet tout à la fois d’exalter les partisans de la couleur et Rigaud. L’exposition est ainsi organisée, il faut le, souligner, qu’on pénètre facilement et avec précision dans la manière de chaque peintre, en lien avec son époque.
Pour ce qui est de la couleur, les règnes de Louis XIV et Louis XV voient apparaître et triompher le portrait comme œuvre d’art totale, poussant la représentation bien au-delà de la seule ressemblance : le costume, le décor, les accessoires sont une mise en scène soigneuse des statuts et des personnalités. Le délirant portrait du cardinal de Bouillon, par Rigaud, en témoignait : enivré de lui-même, tenant le marteau avec lequel il ouvrit l’année jubilaire 1700, Emmanuel Théodose regarde avec un air de connivence satisfaite une croix assez magnifique – à son exacte hauteur – mais qui paraît bien simple par rapport à la splendeur qu’il étale. Désormais, chaque portrait est une pièce en un acte à laquelle l’admirateur assiste autant qu’il la représente, son regard “exécutant” la toile comme un musicien sa partition. La vivacité des coloris, le soin dans le rendu des étoffes, la richesse des parements, le choix de tel fauteuil, les paysages à l’arrière-plan, jardins tranquilles ou scènes de guerre, tout est signe et on peut presque se passer du grand genre des scènes historiques puisque dans le portrait de la marquise de Noailles avec ses enfants (Largillierre, 1698) tout dit la fortune, la protection, le deuil, la fidélité, jusqu’à la moindre fleur : « dans le vase de porcelaine à décor bleu, les œillets des fiançailles et les fleurs d’oranger du mariage sont à jamais flétris ».
Mais reprenons justement ce tableau : Largillierre excelle dans la composition, les détails, les rendus, mais les attitudes sont raides. Ses glorieux modèles n’ont ni la force ni la vie de son quasi-monochromatique Autoportrait (1711) même si leurs figures sont gracieuses. Les acteurs sont trop attentifs à bien paraître et forcent leur naturel. On finit par délaisser l’histoire principale et admirer ces morceaux de peinture “d’une incroyable modernité” (j’ironise) où les reflets des étoffes, vus de près, sont en fait des coups de brosse franchement étalés : ainsi isolés, on croirait presque des canyons arides et les étoffes qui s’écroulent vers les bords du tableau recèlent des paysages fantastiques. François de Troy a des grâces moins énergiques et plus aimables.
Mais les deux s’effacent devant Rigaud. On a dit la formidable machine que représentait son atelier (Largillierre avait une puissance de feu équivalente), il faut redire sa sensibilité, que l’ambition n’avait pas éteinte et que la religion alimentait. Largillierre représente des triomphants, Rigaud leur donne plus d’âme et ils posent avec une certaine bonhommie affleurante qui leur dégage les entournures. Je ne parle pas de la réplique du Louis XIV, bien sûr, mais de Robert de Cotte, premier architecte du Roi (1713), et surtout de Charlotte de la Jonchère (1719). Le premier regarde dans le vague avec assez de modestie pour faire pardonner la splendeur de ses broderies d’argent et, plutôt que de choisir un seul et glorieux bâtiment qui le résumerait, les tient tous rassemblés dans un livre fermé ; la seconde, magnifiquement éclairée, qui a trente ans à peine, est coiffée d’une perruque bouton (« avec son réseau de boucles très ramassées sur le crâne et ses deux cruches (ou boucles), retombent sur les tempes de part et d’autre du front »[1]) blanc gris. On la sent satisfaite d’elle-même mais adoptant un maintien modeste, que vient discrètement contredire le petit doigt levé. Elle ne se tient pas si droite mais au contraire est un peu déhanchée, la tête un peu penchée, le regard vif, une boucle tombant négligemment sur l’épaule (charmant motif qu’on retrouve dans nombre de portraits de Rigaud). Elle se laisse contempler, mais n’a pas besoin de nous là où la marquise de Noailles semble vouloir ou nous imposer sa présence ou solliciter nos suffrages. Rigaud a peint avec virtuosité la mousseline dont madame de la Jonchère s’est enveloppée mais là encore, une fois quittée la figure centrale, le regard se perd dans les vallées de la robe ou les fjords de la tenture du fond. Il y a une joyeuse maestria dans cette débauche d’effets qui ne se révèlent qu’une fois le modèle contemplé et analysé. Troy, trop sage, et Largillierre, trop démonstratif, ne nous la font pas goûter. Avec Rigaud, ce n’est pas que la couleur qui triomphe sur le dessin (par ailleurs si ferme), c’est aussi l’idée d’une grâce sous-jacente.
Illustration : Nicolas de Largillierre (1656-1746), La marquise de Noailles et ses enfants,1698. Collection particulière. Photo © Château de Parentignat / David Bordes.
[1]. Voilà d’où je tiens toute ma science : www.hyacinthe-rigaud.com/catalogue-raisonne-hyacinthe-rigaud/portraits