Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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La crise sanitaire actuelle a sérieusement écorné notre liberté. Tous, en France comme ailleurs, nous avons subi des contraintes, des obligations, des interdictions, des restrictions, des contrôles et des sanctions proprement impensables depuis soixante-quinze ans.
Qui aurait osé imaginer sérieusement, depuis 1945, qu’en pleine paix, sans guerre ni crise politique ou économique majeure, sans dictature, nous nous verrions interdits de circuler librement sans devoir justifier auprès des autorités policières d’une raison impérieuse, attestée par des documents la prouvant, sous peine d’amende, de condamnation par un tribunal, voire d’emprisonnement ? Qui aurait imaginé le port du masque obligatoire partout dans l’espace public ? Qui aurait imaginé l’institution d’un couvre-feu, comme sous l’Occupation ? Qui aurait osé imaginer que le gouvernement ordonnerait, sous peine de sanctions graves, la fermeture des cafés, des restaurants, des salles de spectacles, de sport et de culture ? Qui aurait imaginé qu’il mettrait directement ou indirectement quantité d’entreprises en faillite, ou au bord de la catastrophe financière ? Qu’il accroîtrait ainsi le nombre des chômeurs et autres demandeurs d’emplois ? Qu’il mettrait l’économie quasiment sous perfusion, en même temps qu’il mettait la population sous cloche ? Qu’il obligerait presque tous les travailleurs du tertiaire à télétravailler sans sortir de chez eux ? Qui aurait imaginé le retour des files d’attente devant les magasins ?
On ne fait plus ce qu’on veut en France, ni en Europe occidentale ou en Amérique du nord, c’est-à-dire dans toutes ces contrées de l’Occident évolué, terres de liberté sans frein, de progrès, de prospérité et de bien-être. Après sept ou huit décennies de libéralisme total que rien ne semblait devoir contenir, qui aurait prévu un tel renversement d’orientation ? Depuis le milieu du XXe siècle, les seules limites à la liberté individuelle étaient celles des moyens matériels pour agir à sa guise. Circuler, sortir le soir pour se donner du bon temps, voyager, dépendait des ressources pécuniaires et autres moyens matériels, non du bon vouloir de l’État. Les gens pouvaient bien ressentir l’impression pénible de ne pas être effectivement libres, d’être enchaînés, de par la nécessité de travailler pour vivre, à une activité professionnelle harassante et mal rémunérée, d’être assujettis au système « métro-boulot-dodo », d’être obligés de se serrer la ceinture pour des raisons de nécessaire économie, de ne pouvoir accéder (sinon très difficilement, et au prix de lourds sacrifices) à la propriété, de ne pouvoir voyager, etc. Ils ne se savaient pas moins théoriquement libres d’aller et venir, de quitter leur région, de faire des folies, et de décider souverainement de leur destinée et de leur mode de vie.
Il en va désormais autrement. L’État, à tout moment, peut restreindre les libertés qui nous semblaient si naturelles depuis si longtemps. Et il nous impose, depuis déjà un an, un mode d’existence fondé sur la contrainte et la surveillance.
Devons-nous le regretter ? Nous avons certes de bonnes raisons pour cela, habitués que nous sommes à nos libertés théoriques juridiquement reconnues et considérées comme des valeurs essentielles. Et la plupart des gens ressentent de plus en plus mal ce carcan de contraintes qui nous enserre depuis un an.
Mais ces plaintes sont-elles vraiment justifiées ? Aucune catastrophe humaine ne résulte du hasard. Et la crise sanitaire que nous subissons n’en est pas le fruit. Elle était tout à fait prévisible. Nous ignorions certes le coronavirus, et l’humanité n’avait jamais souffert d’une pandémie mondiale. Mais nous savions que la mutation des micro-organismes, l’apparition des virus nocifs et leurs mutations successives, étaient puissamment favorisées par les fortes concentrations de populations, l’urbanisation démesurée, et l’activité économique effrénée. Et nous savions, bien entendu, que les déplacements incessants d’hommes et de femmes dans le monde entier, pour des raisons économiques comme pour des raisons touristiques, favorisaient la prolifération des virus dans le monde entier. Nous le savions, mais nous n’avons rien fait pour éviter ces déplacements massifs et ces concentrations urbaines démentielles, ni pour ralentir le rythme d’une économie néolibérale mondialisée soumise à la seule loi du marché et devenue incontrôlable. La pandémie actuelle est le résultat de notre inconséquence.
Il en va de même pour les problèmes environnementaux. Les avertissements, en ce domaine, n’ont pas manqué, à moins dire, depuis plus de quarante-cinq ans, émanant d’écologues, de naturalistes, de climatologues, de géographes, de médecins, de militants, d’hommes politiques de tous bords. Rien n’y a fait. Le primat économique, la loi du marché, la course au profit, les exigences insatiables de la société de consommation, ont balayé tous les avertissements de ceux qui prédisaient une catastrophe écologique au XXIe siècle. Ce siècle est advenu depuis vingt ans déjà, et, comme ces nombreuses Cassandre l’avaient annoncé, notre planète connaît des problèmes environnementaux majeurs et un réchauffement climatique, qui, de plus en plus, font de la vie sur terre un enfer pour l’homme, qui s’ajoute aux enfers d’ordre politique, économique et social qu’il a su si bien se créer au long de son histoire et dans les dernières décennies.
C’est la réalité matérielle du monde actuel qui fait vaciller notre société sur ses bases.
En ce siècle, nous vivons donc dans un monde que nous avons laissé se transformer en un cloaque, un chaudron et un bouillon de culture virale. Un monde destructeur des conditions naturelles indispensables à la survie de notre espèce et de toute notre organisation économique, comme le montre l’exemple de l’actuelle pandémie. Durant des décennies, quoique prévoyant l’avènement d’un tel monde, nous n’avons rien fait pour l’éviter, et ce à tous les échelons de la société et de l’organisation politique et économique, tant au niveau des nations qu’au plan international. La plupart des décideurs politiques et économiques n’ont rien voulu entreprendre de sérieux pour conjurer le péril, incapables de contrôler, maîtriser, et encore moins brider ou contrer l’implacable logique infernale du grand marché mondial, et se sont d’ailleurs montrés peu soucieux d’agir en ce sens, pour des raisons démagogiques : des mesures audacieuses auraient ralenti sensiblement la sacro-sainte croissance, menacé l’emploi, diminué les profits et les salaires, et contrarié la société de consommation, qui préférait faire payer la note environnementale et sanitaire aux générations futures, implicitement promises aux plus lourds sacrifices, autrement dit les générations actuelles constitutives de la jeunesse et de la population active.
Au-delà de notre modèle économique, c’est notre type de société qui est remis en question. Une société hédoniste, jouisseuse, matérialiste et individualiste qui a, depuis longtemps, répudié toutes les valeurs autres que marchandes, et qui vit sous le régime éthique du relativisme moral. Une telle société ne peut trouver en elle, dans une situation extrême de crise, le ressort propre à lui donner l’élan nécessaire à l’affrontement de l’adversité, à la foi en un avenir meilleur et à l’effort pour concevoir et mettre sur pied un projet d’organisation politique et économique susceptible d’en assurer l’avènement. Cette société, commune à tout l’Occident et à une bonne partie de l’Orient aujourd’hui, a été l’objet de bien des critiques depuis son apparition même. Aucune critique, aucune condamnation morale ou politique, ne l’a jamais ébranlée. Mais aujourd’hui, ce ne sont plus des hommes ou des militants politiques qui la contestent, c’est la réalité matérielle du monde actuel qui la fait vaciller sur ses bases. La réalité matérielle, c’est-à-dire les problèmes d’ordre environnemental (pollution, réchauffement climatique) et biomédical (pandémie actuelle et possibles pandémies futures), avec toutes leurs conséquences sur notre organisation économique, lourdes de dégâts sociaux et humains. Voilà ce qu’il faut enfin comprendre. C’est évident, et nous paraissons ici enfoncer une porte ouverte. Pourtant, ce n’est pas certain, surtout auprès du grand public, c’est-à-dire au bas mot 90 % de la population (nationale et mondiale). En France, il n’est que d’observer nos compatriotes. Presque tous ont la nostalgie des trop fameuses sixties et seventies, comme si ces années, infiniment plus folles que les « années folles » des années 1920, n’avaient pas été celles durant lesquelles les hommes préparèrent l’effroyable marasme où nous nous débattons tous aujourd’hui. Manifestement, nos contemporains semblent incapables de tirer les leçons de la désastreuse situation mondiale actuelle. Mais cette fois, ils y seront contraints, car la réalité est là, implacable, cruelle et toujours plus menaçante pour notre survie. Voilà qui nous promet plusieurs trains successifs de mesures drastiques et autoritaires, malheureusement indispensables et beaucoup plus lourdes de renoncements que ne l’eussent été des initiatives inspirées par le même souci mais prises à temps.
Cette situation nouvelle ne sera supportable qu’au prix de la redécouverte des véritables valeurs morales. Ces dernières ont été totalement décapées et perverties par notre société libérale matérialiste et mercantile. En France, elles ont été dénaturées, amenuisées, caricaturées et ravalées au rang de « valeurs de la République » (voire de « valeurs » tout court) axées autour d’une vision universaliste, étroitement rationaliste et purement abstraite de l’homme, considéré comme le bâtisseur et le citoyen d’une sorte de « meilleur des mondes » doucement totalitaire. La liberté a été entendue comme la satisfaction illimitée des inclinations individuels, sans référence à quelque valeur morale prééminente, moins encore à quelque loi ou règle en découlant. Ainsi entendue, elle est devenue une cause d’asservissement et d’avilissement, particulièrement handicapante en des temps difficiles
Assurément, la liberté est, avec la raison, un attribut essentiel de l’homme, qui le distingue de l’animal. Cela étant, elle ne constitue la dignité de l’homme qu’autant qu’elle se rapporte à une échelle de valeurs spirituelles indépendantes des désirs, passions, sentiments et autres inclinations individuelles, reconnues par tous, et imposant à la vie commune des lois et des règles s’imposant à tous. Elle est donc incompatible avec l’hédonisme et le relativisme moral, causes, avec la vision matérialiste du monde, des maux de tous ordres qui nous accablent présentement. Répétons-le : ces maux, gravissimes et planétaires, nous obligeront à une renaissance morale fondée sur une redécouverte de la véritable liberté, c’est-à-dire, ordonnée à une morale. Mais la pleine reconnaissance de cette nécessité sera très longue et très difficile.
Illustration : On sait produire, trop, on sait consommer, trop, on sait jeter, trop. Il reste quelques petits détails à régler.