Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Les correspondants de guerre doivent à la fois en faire comprendre la stratégie ou les implications géopolitiques et faire sentir ce qu’elle peut avoir de tragique. Dans sa riche introduction à un volume qui leur est consacré, Emmanuel Mattiato évoque la naissance de telles informations, remontant aux campagnes contre le Turc au XVIIe siècle, pour noter qu’au cours des XIXe et surtout XXe siècles « la presse se politise véritablement en se divisant pour la première fois entre droite et gauche, et, grâce aux progrès techniques, fixe dans leur quasi immédiateté (leur actualité) le récit de guerres d’un nouveau genre ». Entre sous-genre littéraire et arme politique, de la guerre de Sécession à celle de 70, naît un « mythe moderne » – l’auteur renvoie au personnage de Gédéon Spillet dans L’Île mystérieuse de Jules Verne. Si la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires, son compte rendu l’est aussi, même quand le pays n’y est pas directement engagé, ne serait-ce que parce qu’il participe au concert des nations. Armées ou gouvernements font des choix d’accréditation permettant à certains d’aller en première ligne et reléguant les autres à l’arrière, et le premier conflit mondial redéfinira la place d’une propagande essentielle pour maintenir le moral des troupes comme celui de l’arrière dans une même union sacrée. Mais tandis que monte la tension entre démocraties et totalitarismes, la presse politique manifeste sa vitalité dans l’entre-deux-guerres – période que traite cet ouvrage – avec deux opérations militaires relevant d’un colonialisme tardif, l’Espagne dans le Rif et l’Italie en Éthiopie, puis la guerre d’Espagne.
Après la défaite d’Anoual (1921), l’Espagne reprend la lutte au Maroc, engageant ses troupes indigènes, les regulares, et sa Légion. Teresa de Escoriaza (Christine Lavail) se voit alors confier un reportage sur la situation des hôpitaux de campagne. Elle ira plus loin, se tenant au plus près de toutes les victimes, militaires espagnols comme victimes civiles des exactions des légionnaires, mettant en exergue des cas particuliers pour mieux toucher son public. Ernesto Gimenez Caballero (Manuelle Peloille) rend compte de cette même guerre du Rif autour d’un questionnement sur ce que devrait devenir cette Espagne qui n’a pas su garder ses colonies américaines et qui s’est tenue à l’écart du premier conflit mondial, plongée ici dans une guerre moderne déstabilisante – par la violence de la défaite initiale mais aussi en accentuant l’écart entre troupes métropolitaines et troupes coloniales. Pas question pour lui de grandes figures de héros : mécanisation, massification, ennui et abrutissement seraient la règle pour des soldats présents sans véritablement savoir pourquoi. Manuel Azana enfin (Elvire Diaz) est ici présent pour ses écrits portant sur la Grande Guerre d’une part, sur la guerre civile espagnole d’autre part, proposant une analyse globale de ces conflits qui va au-delà du simple reportage.
C’est au sujet de la guerre d’Éthiopie que reviennent les vrais correspondants de guerre, américains (Mauro Canali) ou plus globalement étrangers (Matteo Scianna). On suit des personnalités comme Evelyn Waugh, qui tira de cette expérience son admirable roman Scoop, chef-d’œuvre d’humour (on se souviendra de l’équipement surréaliste avec lequel part le héros), comme Georges L. Steer, représentant du Times qui sera quelques années plus tard, lors du Second conflit mondial, officier des services de propagande dans cette même Éthiopie puis en Birmanie, ou comme le général John M. C. Fuller, sympathisant d’Oswald Mosley venu pour le Daily Mail… Indro Montanelli (Sara Izzo) est lui un soldat du 20e bataillon érythréen qui livre des textes sur la vie quotidienne de cette unité qui n’a jamais été vraiment engagée, sorte de carnet de voyage dans des fortins perdus rappelant plus Le Désert des Tartares de Dino Buzatti que les Orages d’acier de Jünger.
Olivier Dard fait le lien entre le conflit éthiopien et la Guerre d’Espagne en suivant ces nationalistes français qu’il connaît mieux que personne. Dans l’affaire d’Éthiopie, Gringoire, où officie Henri Béraud, mais aussi L’Action française, avec Jacques Bainville et Henri Massis, s’opposent aux sanctions contre l’Italie et dénoncent la main de l’Angleterre. Mais ils ne se rendent pas sur place, contrairement à Jérôme Tharaud, qui publie Le passant d’Éthiopie, ouvrage dans lequel il s’attache à mettre en perspective l’histoire du pays. Reste que s’il critique le Négus et son armée, c’est la guerre vue de très loin. Quelques années plus tard, avec Cruelle Espagne, le même Tharaud sera cette fois plus impliqué : après avoir évoqué ses rencontres passées avec les dirigeants espagnols pré-républicains, il dénonce l’« immonde tuerie qu’est une guerre civile », mettant en perspective la « terreur rouge » dans le Nord et la répression qui a suivi la prise de Badajoz par les troupes de Franco. Pierre Héricourt, venu de L’Action française, s’engage lui clairement derrière Franco, après avoir rencontré au Maroc des Espagnols fuyant les exactions du camp républicain, et son Pourquoi Franco vaincra sera bientôt complété par Pourquoi Franco a vaincu, puisque, finalement, han pasado… Autre intervenant plus militant ici que simplement correspondant de guerre, Jean Hérold-Paquis, qui sert dans la Bandera Jeanne d’Arc avant de parler au micro de Radio Saragosse. Reste bien sûr à évoquer un Robert Brasillach qui va publier, avec Henri Massis, un ouvrage glorifiant la résistance des Cadets de l’Alcazar, puis avec Maurice Bardèche une Histoire de la guerre d’Espagne. Correspondant de guerre ou, déjà, historien d’un conflit ? L’Espagne présente dans Notre avant-guerre est bien autre chose en tout cas que le simple lieu d’affrontements guerriers.
Dans le camp opposé, les études présentées concernent essentiellement les « reportrices » (Anne Mathieu) travaillant pour Le Populaire, journal de la SFIO, ou la presse communiste, L’Humanité ou l’hebdomadaire Regards qui dénoncent les exactions des nationalistes et les menaces fascistes en Europe. D’autres femmes écrivains (Alison Palio) vont se mettre en scène en tant que « femmes écrivant » au cœur de cette tourmente avec toujours un accent particulier sur les souffrances des populations civiles espagnoles du côté républicain.
Reste un cas particulier, celui d’Antoine de Saint-Exupéry (Lola Jordan) rendant compte de ce qu’il voit en Espagne dans Paris-Soir et dans L’Intransigeant. Il part souvent de circonstances particulières – l’arrestation d’un supposé républicain, des bombardements lointains – pour faire saisir au lecteur l’angoisse que génère une guerre civile comme le caractère irréel des combats. Saint-Exupéry renvoie ainsi à des questions sur ce que devient l’homme dans la guerre – rendant compte d’une certaine symétrie des attentes des soldats des deux camps –, tenant « plus de l’écrivain-voyageur que du correspondant de guerre ». Un dernier texte sur Ersnt Jünger (Laila Youssef Sandoval) traite lui aussi compte de cette distance conservée par rapport à la guerre par un tout autre écrivain.
Le lecteur constatera la diversité de ces comptes rendus qui trouvent tous un débouché journalistique mais qui, en dehors des divergences politiques, montrent surtout combien l’approche du conflit peut différer. Pour beaucoup de correspondants envoyés par une presse de plus en plus politisée dans cette période, la neutralité ou l’objectivité ne sont pas de mise : il s’agit de prendre parti, non pas contre la guerre en soi, mais uniquement contre la manière dont le camp d’en face la mène. De manière symbolique, ensuite, on notera la part belle laissée à l’émotion, avec une personnalisation des situations très éloignée du seul déroulement des opérations militaires. Mais pour d’autres de ces correspondants, la guerre est vite prétexte à une réflexion sur les grandeurs et servitudes de l’état militaire, sur la situation de leur pays, quand ce n’est pas sur la nature de l’homme. En suivant ces récits croisés, on comprend qu’il faille souvent attendre les historiens futurs pour comprendre ce qui s’est vraiment passé…