Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Taux d’abstention au second tour des dernières élections départementales et régionales : 65,7 %. (rappelons que, lors du second tour de la présidentielle de 2017, il s’élevait déjà à 25,3 %). Les Français boudent les urnes et les partis politiques, et ils ne croient plus aux institutions non plus qu’en la capacité des responsables politiques à remédier à leurs difficultés. Et ils ont remisé au grenier les idéologies et les projets de société. Ce n’est pas là la manifestation d’une révolte, ni même un refus hargneux, mais, pire encore, une désaffection, et encore bien pire, un désintérêt total.
On ne peut pas parler de rejet : le rejet est toujours précédé et/ou accompagné de propos publics (oraux ou écrits) malveillants et agressifs, ou de défilés dans les rues, et se traduit, au plan électoral, par un vote marqué en faveur des partis protestataires. Rien de tel ne s’est produit à l’approche des dernières élections, ni pendant leur déroulement. Les Français n’ont pas manifesté de colère particulière à l’égard du président de la République ou du gouvernement ; et ce d’autant plus que la crise sanitaire a suspendu depuis plus d’un an le cours habituel de notre vie politique, suspension favorisée d’ailleurs par la mise sous le boisseau, de la part de l’exécutif, des sujets propres à susciter le mécontentement, tels la réforme des retraites. On peut alors se demander si cette mise entre parenthèses de la vie politique, en forme de léthargie, n’a pas joué un rôle dans la démobilisation des électeurs, lors du dernier scrutin. C’est possible, mais il semble douteux que ce rôle ait été déterminant. Assurément, la cause du mal n’est pas d’ordre simplement conjoncturel ; elle traduit une grave crise de notre système politique.
Certes, la crise en question est silencieuse. Mais ce silence assourdissant révèle sa profondeur. On ne conteste pas le système ou le pouvoir, on l’ignore, on le supporte passivement ; non parce qu’on juge son action nécessaire et incontournable, mais parce qu’on est intimement persuadé, au plus profond de l’être, que toute contestation est inutile, même si on pense que la politique suivie est mauvaise ou, tout au moins, critiquable. Parce qu’on pense que d’autres ne pourraient ni ne voudraient faire mieux ou autrement. Et parce qu’on pense aussi, confusément, que le système est absurde, et que ce ne sont pas le vote et la succession démocratique des présidents et des majorités parlementaires qui peuvent accoucher d’un pouvoir efficace, capable de changer les choses. En principe, on utilise le système pour essayer de changer les choses. Ou, on conteste le système en votant pour des partis qui, sans vouloir explicitement le détruire, le remettent en question en critiquant l’usage pernicieux qu’en font les représentants des autres formations et de la classe politique en général : ceux-ci sont perçus comme formant une nomenklatura coupée des préoccupations du peuple et unie par des privilèges communs et des pratiques communes, cette communauté de pratiques s’expliquant par le refus de bouleverser un ordre existant en entreprenant des réformes sérieuses en faveur des Français de base. Or, la présente abstention révèle que dans l’esprit des électeurs, les partis protestataires sont désormais inclus de plain pied dans cette nomenklatura, et qu’ils sont considérés comme des partis comme les autres, dirigés par des politiciens comme les autres, et qui, de toute façon, n’ont pas la possibilité – faute de compétence et/ou de moyens – de changer quoi que ce soit. Les électeurs estiment que ce n’est plus la peine de voter, ni même de protester ouvertement, et ils s’abstiennent de voter comme de manifester ou de dénigrer verbalement.
Il serait cependant spécieux de prendre cette abstention totale pour une forme de résignation. Les gens en ont assez, souffrent matériellement et moralement (ils sont « moroses », aiment à dire nos journalistes de radio et de télévision), ils sont intimement et sourdement révoltés, mais ils ne se sentent plus les moyens de le faire savoir, et n’ont donc plus d’exutoire à leur mécontentement. Et cela est pire que tout, cela peut devenir une cocotte minute sur le point d’exploser. Car on ne peut imaginer la durée indéfinie d’une situation caractérisée par la coexistence sourdement tendue d’un peuple exténué, impuissant à exprimer ce qu’il ressent et qui lui fait mal, et d’un système politique qui subsiste sans lui. On ne peut savoir ce qui en résultera. Toutes les hypothèses sont envisageables. On peut imaginer une explosion sociale et politique, bien que cette éventualité paraisse peu probable dans la conjoncture actuelle. Une implosion semble plus plausible. Les Français, déprimés, prostrés, abattus, sans ressort, toute velléité de rébellion (mais non de sentiment d’indignation) éteinte, se laisseraient aller au marasme, à un désespoir muet, à une passivité apparente dissimulant une révolte impuissante à s’exprimer, et s’enfonçant dans la déchéance morale (et aussi matérielle), bref dans une espèce de trou noir qui finirait par emporter toute notre société. D’autres scénarios peuvent se présenter à l’esprit, non dénués de vraisemblance.
Ce qui est certain, en tout cas, c’est que nous vivons la fin d’un système. Nos compatriotes se désintéressent totalement de la vie politique, des partis qui l’animent, des hommes et des femmes qui l’incarnent, qu’ils représentent le « système » ou qu’ils s’inscrivent contre lui. Les Républicains et les socialistes peuvent bien se targuer de leurs succès aux dernières élections, ils ne représentent chacun qu’une faible portion des 34,3 % des électeurs qui ont accompli leur devoir civique les 20 et 27 juin dernier. Ni les uns ni les autres ne suscitent l’engouement des Français. Tout au plus ont-ils arrêté momentanément la dégringolade que leur avaient value la présidentielle et les législatives de 2017. Les socialistes, en particulier, ne redeviendront jamais le grand parti qu’ils étaient avant cette date. La France insoumise confirme son incapacité à entraîner le peuple mécontent à sa suite, et pâtit de l’extravagance tonitruante et souvent choquante et grotesque de son chef vieillissant. Le parti communiste tend à l’inexistence, tout comme l’extrême gauche trotskyste. Le Rassemblement national, comme La France insoumise, n’engrange aucun fruit du mécontentement populaire. Il connaît désormais les inconvénients de sa stratégie de dédiabolisation. Devenu un parti à peu près comme les autres aux yeux du grand public (non, certes, à ceux de l’intelligentsia et de la classe politique), il se voit boudé par les électeurs comme les autres. Nombre de ceux qui auraient voté pour lui du temps où il était le Front national de Jean-Marie Le Pen, le délaissent, d’autant plus qu’ils ne le créditent d’aucune capacité à gouverner le pays. Seuls les écologistes tirent avantageusement leur épingle de ce jeu électoral dérisoire en raison à la fois de la brûlante actualité des questions environnementales et du discrédit frappant leurs concurrents.
Le cœur du problème siège en ceci que les Français se sentent désormais étrangers au système politique qui commande le fonctionnement de leurs institutions. Mécontents dans leur très grande majorité, aux prises avec mille difficultés matérielles, déprimés, désillusionnés, revenus de tout et de tous, ils ne se hérissent pas contre l’imposture du système, comme ils ont pu le faire à certains moments de crise de leur longue histoire. Ils sont persuadés de son incurie et de celle de nos dirigeants, croient vaine toute tentative de changement, ont oublié depuis longtemps toutes les grandes idées de droite et de gauche qui transportaient leurs ancêtres, et n’écoutent plus les « ténors » de la politique et ne lisent plus leurs professions de foi (lorsque celles-ci leur parviennent). Ils subissent les décisions des maîtres du moment avec, au cœur et à l’âme, un sentiment d’impuissance et de vanité de toute opposition (à quoi bon protester, songent-ils), les voient se succéder avec indifférence, et ne se dérangent donc plus pour glisser quelque bulletin dans une urne (ils se sentent d’ailleurs incapables de choisir)… lorsqu’ils y pensent (lors du dernier scrutin, on a vu des gens oublier que les dimanches 20 puis 27, étaient des journées électorales !) Un tel climat incite à penser à bon droit que les Français, dont on rebat sans cesse les oreilles avec les « valeurs de la République » et la démocratie, ne sont plus ni républicains ni démocrates, même s’ils n’aspirent pas à l’instauration de quelque autre régime.
En vérité, il semble loisible de croire que notre régime est aujourd’hui proprement épuisé, sénile, moribond. Il n’a plus rien à proposer aux Français, et est à bout de ressources morales et intellectuelles propres à le légitimer. Il ne survit que par sa seule présence, sa masse inerte (un poids mort), et parce que personne ne lui conçoit une alternative.
Oui, décidément, la question de la nature du régime se pose, en France, et depuis déjà beaucoup plus longtemps que les effets de la crise sanitaire actuelle. Nos compatriotes n’imaginent pas un régime de substitution à celui qui nous régit présentement. Mais ils ne croient plus, n’adhèrent plus du tout, fût-ce passivement, à ce dernier, qu’ils supportent tout en le dédaignant, au point de s’abstenir de voter. Une telle situation ne pourra durer sans provoquer une crise majeure, de nature inédite, dans notre pays. Le régime actuel ne peut plus rien donner, pas même des illusions et ne pourra tenir longtemps le pays. Son remplacement s’impose.