Dans la mémoire de nombreux cinéphiles, ce n’est pourtant pas en cette qualité qu’il passera à la postérité, mais en tant que cinéphile lui-même et de la plus haute tenue qui soit. Dans Monde et Vie, Richard de Seze reconnaissait avec pertinence « qu’il était meilleur exégète, historien, et passeur qu’excellent cinéaste. Les cinéphiles le remercient pour ses redécouvertes et ses réhabilitations plus que pour son œuvre, et on peut l’écouter avec ravissement discourir d’un film, même mineur, quand Quai d’Orsay (2013) ne peut être jugé, au mieux, que comme un très honnête divertissement. C’est ainsi, Tavernier ne fut pas un cinéaste majeur, “juste” un bon cinéaste ; et, hélas, son gauchisme venait parfois gâter ses films, comme dans Coup de torchon (1981), quand il ne lui valait pas des éloges outrés ».
S’il est vrai que son gauchisme mondain et quelque peu convenu pouvait quelquefois irriter les épidermes sensibles, il ne fut jamais – ou rarement – prépondérant dans ses jugements cinéphiliques quib témoignaient, au contraire, d’une connaissance fine, érudite et toujours éblouissante – sinon éclairante – du cinéma, notamment américain. Il n’est que de se plonger dans 50 ans de cinéma américain co-rédigé avec son compère Jean-Pierre Coursodon – parti avant lui, le 31 décembre 2020 – ou de parcourir Amis américains, insurpassable monument à la gloire de géants hollywoodiens, metteurs en scène ou scénaristes, dont il eut l’insigne privilège de croiser la route, dans sa riche carrière de journaliste et d’attaché de presse : John Ford, Tay Garnett, Henry Hathaway, Edgar G. Ulmer, William A. Wellman, Budd Boetticher, Delmer Daves, Stanley Donen, Robert Parrish, Richard Quine, Jacques Tourneur, John Huston, André De Toth, Roger Corman, Sydney Buchman, Edward Chodorov, Carl Foreman, Julian Halevy Zimet, Philip Yordan, Herbert Biberman, John Berry, Abraham Polonsky, Elia Kazan, Joseph Losey, Robert Altman, Alexander Payne, Joe Dante et Quentin Tarantino.
C’était un amoureux inconditionnel du 7e Art, même s’il ne faisait pas souvent preuve d’autant d’indulgence que son alter ego, Patrick Brion, dont les jugements, moins tranchés, laissent paraître une relative tendresse nostalgique pour un cinéma qui n’est plus.
De Tavernier, l’on retiendra, néanmoins, quelques réussites. Le Juge et l’Assassin (1976, avec Michel Galabru, Philippe Noiret et Jean-Claude Brialy) vaut assurément le détour dans ce qui reste, sans doute comme une des meilleures prestations de Galabru. Coup de torchon (1981, avec Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle et Isabelle Huppert) ne mérite pas tous les opprobres, ne serait-ce que pour le scénario original de Jean Aurenche, les images d’un Sénégal plus ou moins demeuré dans son jus, quarante après, et une réalisation soignée rendant parfaitement l’atmosphère sombre, poisseuse et étouffante de ce polar digne des meilleurs films noirs américains. L’Horloger de Saint-Paul (1974), adapté de L’Horloger d’Everton de Georges Simenon (qui a notre préférence), encore avec Philippe Noiret donnant, cette fois, la réplique à Jean Rochefort, est une peinture réaliste du vieux Lyon historique des années soixante-dix. Aujourd’hui, le film prend des allures de documentaire sur une époque à jamais révolue d’une sociabilité française et de mœurs qui, en dépit d’une certaine propension à l’ensauvagement (ce que montre précisément le film), restait policée. Le film restitue avec justesse l’univers simenonien où évoluent des personnages simples dotés d’une psychologie parfois attachante et inattendue. Capitaine Conan (1996, avec Philippe Torreton, Samuel Le Bihan et Bernard Le Coq), vraisemblablement le plus abouti de l’œuvre cinématographique de Tavernier, est un film célinien, profondément pessimiste, par la violence qui s’en dégage (loin d’être bassement gratuite, à bien y regarder) et, pourrait-on ajouter, le film le plus droitier d’un cinéaste qui, comme on l’a dit, portait ses idées gauchisantes germanopratines en bandoulière.