Parce que nos contemporains sont devenus amnésiques au point d’avoir perdu jusqu’au sens du tragique, ont-ils fini par se persuader que la France, l’Europe et plus généralement l’occident, étaient enfin rentrés dans l’ère du progrès continu, de l’eudémonisme et de la parousie terrestre.
Pour s’en tenir aux 27 États de l’Union européenne, les baby-boomers et leurs successeurs n’ont jamais connu les périodes d’instabilité vécues par leurs aïeux, dues, pour l’essentiel, aux guerres ou aux périodes de famines – voire d’épidémies, au miroir desquelles notre Covid-19 fait figure de douce plaisanterie. Nos sociétés pacifiées – à défaut d’être authentiquement pacifiques – ont participé d’un désarmement qui n’est pas seulement d’ordre militaire, puisqu’il affecte intellectuellement et psychologiquement la majorité de nos concitoyens qui sont désormais convaincus, au prix d’un manichéisme séraphique des plus consternants, que la « paix » constitue, à jamais, leur indépassable horizon éthique, tandis que la « guerre » – dont la Seconde Guerre mondiale symbolise, à leurs yeux souvent voilés par une crasse ignorance, l’évènement topique et archétypique –, figure eschatologique sécularisée, renvoie à des temps barbares, archaïques et, comme tels, définitivement révolus. Dit autrement, nos sociétés post-modernes semblent pathologiquement avoir évacué, à peu de frais, tout scénario, quand ce n’est pas jusqu’à l’idée même de conflictualité, de la simple rivalité ou opposition agonale à l’hostilité polémogène ou belligène.
Quelle n’est pas leur surprise mâtinée d’horreur, lorsque, contre toute attente, surgit, comme satyre au détour d’un bois, la figure inattendue, brute – voire brutale – et grossière de l’antagonisme, surtout lorsqu’il est de nature politique ! C’est ainsi que le mémorable épisode antagonique de la prise d’assaut du siège du Congrès des États-Unis d’Amérique – une fraction du peuple s’étant élevée contre ses représentants élus – a littéralement sidéré les opinions publiques occidentales qui l’ensevelirent sans réserve – et sans nuance – sous un flot incontinent de réprobations excommunicatrices et de condamnations conjuratrices – l’on remarquera, en effet, que la démonologie et l’exorcisme ne sont, paradoxalement, jamais loin dans les esprits déspiritualisés et laïcisés de nos belles âmes offusquées…
Prolongeant Clausewitz qui considérait que la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens, Julien Freund (1921-1993), philosophe et sociologue du politique et du conflit, écrivait dans son maître-ouvrage, L’Essence du politique, que « la politique porte en elle le conflit qui peut, dans les cas extrêmes dégénérer en guerre ». S’appuyant sur la critériologie schmittienne de l’ami et de l’ennemi, Freund la dépasse en l’élevant au rang d’une des trois hypostases du politique – les deux autres étant la distinction du public et du privé et la relation du commandement avec l’obéissance. Freund considère que toute politique, réellement ou virtuellement, suppose le conflit. Ce faisant, rejoignant Machiavel, le philosophe de Villé récuse toute morale dans le champ du politique : « il n’y a pas de politique morale, il n’y a qu’une morale de la politique. » Cette dernière se résume au moyen spécifique d’action du politique : la force – dont le rôle est de « conserver », la ruse n’étant que sa « servante ». Si son maître et ami, le juriste Carl Schmitt, se bornait à identifier le politique partout où se manifeste une relation de type agonistique entre l’ami et l’ennemi, Freund, en bon aristotélicien, classera le politique parmi les six activités originaires de l’homme, chacune étant considérée comme une « essence » : l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique.
Le politique est donc, par excellence, le topos de la confrontation. S’il ne débouche pas toujours sur l’élimination physique de l’adversaire, au moins renferme-t-il, inévitablement, cette potentialité qui, formellement, d’une part lui confère les traits d’un concept-limite, substantiellement, d’autre part, en fait le domaine de tous les imprévus – de la simple discordance ou dissidence à l’affrontement physique, en passant aussi par l’aboutissement du compromis. Telle est la grande leçon de Freund, qui a appris de Max Weber que les points de vue ne sont pas toujours dialectiquement conciliables et de Georg Simmel que le conflit peut aussi être « une forme positive de socialisation ». Plus tard, Chantal Mouffe s’en souviendra – bien que partant directement des travaux de Carl Schmitt, là où ceux de Freund eussent été plus pertinents – pour forger son concept d’« agonisme », type de conflit antagonistique apprivoisé ou « sublimé » par la politique démocratique. L’assentiment de Freund au réalisme anthropologique n’évacue donc pas l’inimitié ou l’hostilité, attendu, précisément, que la finalité du politique, enté sur la recherche constante du bien commun, est de « savoir envisager le pire pour empêcher que celui-ci ne se produise » (La Décadence, 1984). La violence et la mort sont parfois ces « pires » que toute politique doit savoir efficacement conjurer. Mais si « la politique repose sur la peur », la peur du conflit est, quant à elle, impolitique.