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La disparition

Pour Alice Coffin(e). Où l’audience de notre publication prendra la mesure des horribles tribulations que la cause féministe ferait subir à notre nation si la mauvaise fortune voulait qu’elle triomphe jusqu’à cette extrémité où notre langue serait privée de toute parole, expression ou locution masculine.

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La disparition

– « Bonjour ma chérie ! », susurra Dominique en ouvrant les paupières.

– « On ne dit pas ça quand on est polie, ma chatte, on dit bonne journée ! », rétorqua Danielle en balançant une claque retentissante sur les fesses excessivement rebondies de sa jeune compagne. « C’est au moins la centième fois que je te répète qu’on ne prononce pas de paroles ni de formules masculines en ma présence, ça me donne envie de vomir, tu avais oublié ? »

– « Oh, non, pas plus que tes fessées matinales ! »

– « Tu sais que c’est aujourd’hui la grande journée ! Et en plus, elle fait belle ! J’ai une faim de louve, pas toi? Je file prendre ma douche dans la salle d’eau, et puis je nous prépare à la cuisine une fiesta gastronomique dont tu me diras des nouvelles ! »

Dix minutes plus tard, dans la luxueuse cuisine américaine aménagée à la dernière mode, les deux amies, à peine moins dévêtues, se retrouvèrent devant une chicorée fumante sucrée à la cassonade et une impressionnante montagne de viennoiseries. Danièle avait toujours eu tendance à abuser des bonnes choses, mais elle s’était laissé glisser franchement sur la pente fatale des voluptés alimentaires dès la minute où elle prit conscience que la minceur, de même que la « beauté », l’élégance ou l’épilation, n’étaient que des contraintes culturelles imposées aux femmes par la violence de l’oppression patriarcale fasciste. À l’époque bénie du matriarcat, la femme ne se souciait pas de ces questions futiles, elle assumait glorieusement sa nature, ses formes épanouies, ses mamelles tombantes et sa pilosité vigoureuse.

– « Je te disais que c’est la grande journée, ma chatte ! Toute à l’heure, je rencontre la Ministresse pour notre affaire de prolongation ! Et si les choses se passent comme prévu, nous ferons notre entrée en fanfare dans la grande histoire de la libération de la femme ! »

– « Tu veux que je fasse des courses pour fêter ça demain ? »

– « Excellente initiative ! Va donc chez la bouchère à l’intersection de l’Avenue Halimi et achète deux douzaines de côtelettes de truie, tu veux, coupées à la feuille, comme j’aime ! Et si elle avait une bonne grosse hampe de génisse pour la fin de la semaine, prends-là aussi ! »

– « Toi au moins, t’es pas végane ! »

– « Je les emmerde, ces véganes, elles sont manipulées par les grandes organisations masculines pour faire croire qu’on doit donner la priorité à la dénonciation de la souffrance animale, et non à la lutte contre l’aliénation féminine ! »

– « Alors, vive la viande ! », s’exclama Dominique, ébouriffant d’une caresse la chevelure rousse et crêpelée de sa compagne.

Vêtue de flanelle anthracite, une paire de lunettes à grosses montures d’écaille posées sur la hure, sa mallette à la main, Danièle ressemblait à ce qu’elle était devenue, la chairwoman de la très influente Confédération générale des associations de promotion de la Femme. C’est à ses propres qualités, à son énergie et à ses convictions, qu’elle devait d’avoir grimpé si vite jusqu’à la cime de cette organisation puissamment ramifiée où elle avait débuté quelques années plus tôt en exerçant les modestes fonctions de militante de base. C’est là qu’elle avait fait la connaissance de Dominique, une ancienne femen qui en avait conservé l’habitude singulière de se promener toujours toutes poitrines dehors.

Danièle dut se tortiller pendant trente secondes pour s’installer aux commandes de sa Mini, boucla sa ceinture avec encore plus de difficultés en pestant contre les compagnies automobiles qui ne songeaient qu’à la clientèle des maigrelettes, puis mit en marche la radio. Après deux minutes rituelles sur France Info pour savoir si de nouvelles catastrophes ne s’était pas abattues sur l’Europe, elle changea pour Radio-Sapho, sa favorite. C’était la seule à respecter pleinement la législation sur la discrimination positive, et surtout, à ne diffuser de musiques qu’écrites et interprétées par des femmes : la station en profitait pour rappeler à l’occasion que la musique céleste qu’on écoutait sous la dénomination de Bach avait été écrite par Anna-Magdalena, de même que l’on devait rendre à Clara Schuman, à Cosima Wagner, à Nafissatou Orff et à Rosy Beethoven les œuvres inconsidérément attribuées à leurs moitiés. Elle seule n’hésitait pas à répéter que l’histoire culturelle n’était que celle d’une immense spoliation, doublée d’une usurpation que la tyrannie masculine était parvenue à dissimuler d’époque en époque par la violence et la tromperie. Depuis l’origine, les femmes avaient tout fait, tandis les personnes masculines, sous la menace et par la force, avaient récolté les palmes, les couronnes et la gloire. Sale race ! Heureusement que Radio-Sapho rétablissait la vérité !

Et voilà que ça bouchonnait dans les rues ! Décidément, même si c’était plus simple en apparence, elle n’aurait pas dû passer par la place Vendôme. Depuis qu’on avait renversé la monstrueuse Colonne, répugnante allégorie de la domination phallique, et qu’on avait décidé de laisser les ruines sur place au nom de l’obligation de mémoire, toute la zone était bloquée. On aurait mieux fait de l’évacuer dans une décharge quelconque, comme on avait fait naguère pour toutes ces statues machistes déboulonnées les unes après les autres, et remplacées par les effigies lumineuses des bienfaitrices de l’humanité. Heureusement qu’elle n’avait plus que quelques centaines de mètres à faire avant d’arriver.

Saluée respectueusement par les policières de garde, Dominique gara sa Mini dans la cour pavée. Elle était devenue une familière, la conseillère la plus écoutée de la ministresse.

Elle s’extirpa en ahanant de la voiture, puis monta jusqu’à la porte principale. Là, une personne masculine l’attendait, une énorme chaîne dorée brinquebalant de la nuque jusqu’à l’aine. Dominique lui fit une petite moue moqueuse, s’en approcha et lui demanda : « Alors ma poule, toujours pas bénéficiaire de la loi ablation des testicules, alors que l’opération est intégralement remboursée par la sécu et qu’elle donne droit à toute une série de primes ? » Puis elle traversa l’antichambre à grandes enjambées et, sans toquer à la porte, s’engouffra dans la pièce somptueuse où s’était installée la ministresse.

– « Bonjour ma chérie ! Je t’attendais pas si tôt ! »

– « Bonjour Madame la ministresse ! Tu as l’air en forme ! Mes collègues ne devraient arriver que dans une demi-heure, mais je voulais te voir en avance. La question, tu le sais, c’est la prolongation de la durée d’IVG jusqu’à 18 semaines. Tu te souviens de la foire que ça avait fait en 2020 lorsqu’on l’a allongé jusqu’à 14 semaines, puis jusqu’à 16 semaines en 2022, après la réélection ? L’idée, c’était que les limites initiales réduisaient la liberté fondamentale d’IVG et créaient une situation inégalitaire puisque seules les riches pouvaient recourir à des cliniques étrangères ou clandestines à l’issue des douze semaines légales… Malheureusement, je crains que cette sorte d’argumentation ne suffise plus. »

– « Tu as raison, ma chérie ! »

– « C’est pourquoi je me suis permis de venir te soumettre ma nouvelle idée… »

– « Vas-y, je suis toutes ouïes ! »

– « Voilà : 18 semaines, c’est la date à laquelle a lieu en général la seconde échographie… »

– « Mais encore ?… »

– « Or, c’est à l’issue de cette seconde échographie que l’on annonce à la parturiente l’identité sexuelle de son éventuelle progéniture… »

– « Et alors ? »

– « Eh bien, j’estime qu’il est scandaleux d’imposer à une femme, éventuellement mariée, pacsée ou en concubinage avec une autre femme, d’accoucher d’une personne mâle et d’avoir ensuite à se la coltiner jusqu’à la fin de sa vie, uniquement parce qu’elle n’a pas eu la possibilité de la faire passer faute d’en connaître l’identité sexuelle. Et comme on ne peut connaître cette identité avant 18 semaines… on est bien obligé de reculer jusqu’à cette date la possibilité de recourir à l’IVG ! CQFD ! »

– « J’y avais pas pensé, mais je dois reconnaître que c’est convaincant ! »

– « Surtout si tu songes que la situation actuelle est contraire à la fois à la liberté, à l’égalité et à la sororité, les trois bases de notre république ! À la liberté de ne pas accoucher d’une existence non-désirée, de la même manière que l’on permet aux femme enceintes de progénitures lourdement handicapées de s’en débarrasser jusqu’aux dernières semaines de la grossesse ! À l’égalité, entre celles qui accouchent de filles et les autres, puisque que la chance ou la malchance ne sauraient remettre en cause l’égalité fondamentale entre toutes les femmes et plonger certaines d’entre elles dans une détresse définitive ! À la sororité, enfin, puisque la jeune personne mâle ne pourra en aucune façon s’intégrer dans une famille où elle apparaîtra toujours comme une intruse et une anomalie… »

Bouche bée, la Ministresse se dit que sa conseillère était décidément une sacrée maline, et qu’elle préférait l’avoir avec elle que comme concurrente. Avec une telle argumentation, la proposition de loi passerait à l’assemblée comme une lettre à la poste.

Cette nuit-là, Danièle rentra tard, Dominique était déjà couchée et à-demie endormie. Sentant sa compagne entrer avec précautions dans le lit tiède, elle eut tout de même la force de lui demander d’une voix ensommeillée des nouvelles de sa journée.

– « Oh, toutes les choses vont comme sur des roulettes. Tu sais, ma chatte, plus j’y songe, et plus je me dis que nous serions bienheureuses, et que la vie serait belle, si nous n’étions pas victimes en permanence de l’insupportable oppression patriarcale !… »

 

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