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Le Travail et la Misère

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Le Travail et la Misère

On croise d’abord une Faneuse ravissante, de 1897, en marbre (elle existe en bronze, ailleurs). Puis un laboureur berrichon, dit Travailleur de la terre, de 1890, nettement moins aimable, et sans doute plus émouvant (une Porteuse de pain de Coutan, de 1882, réjouit par sa belle assurance et son fourniment monumental de pains de toutes sortes). On enchaîne avec deux paysans et un Terrassier de Dalou, fatigués et méditatifs. Le plus vieux des cultivateurs ressemble à un homme qui avise Dieu et attend que Dieu l’avise, l’homme à la pelle philosophe en regardant un tas de cailloux, méditant sans doute sur ces travaux auxquels il participe, avenues superbes ou ponts conquérants, et dont il jouira si peu. À la fin, des pudleurs, des débardeurs et des mineurs se dressent, bronzes sombres et luisants qui disent eux aussi la force soumise, la fatigue sans fin, l’absurdité de la tâche, et la mort, que sculpte Constantin Meunier : un homme étendu, victime du grisou, que sa mère vient de reconnaître parmi les cadavres allongés. L’exposition « Les sculpteurs du travail » raconte l’Industrie triomphante, et elle n’en révèle pas que les beautés.

Alfred BOUCHER (1850-1934), À la Terre, vers 1890, marbre, 68.9 x 59 x 36 cm © Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine / photo : Yves Bourel.

La figure du travailleur comme motif artistique n’est pas neuve : des antiques esclaves égyptiens aux prolétaires de Métropolis de Lang (1927) en passant par les estampes des Cris de Paris (« qui veut de bon lait ! ») et les laboureurs des chapiteaux des églises, tous les métiers ont été représentés, et aussi tous les effets du travail, satisfaction de l’artisan, repos du paysan, abrutissement du brassier. Esclaves ou hommes libres, itinérants ou serfs, le peuple au labeur existe quand on montre la vie de la Cité. Vient au XVIIIe et surtout au XIXe le temps des grandes fabriques, puis des usines, vient le temps de l’exode rural et des vastes édifices où le capital met en valeur le travail, avec son cortège de misère. Le peuple, qui avait quitté les cimaises distinguées et n’était plus que motif pittoresque, anecdote de deuxième rang, revient sur le devant de la scène à la faveur de cet appétit de nature et de vérité qui a saisi le monde artistique, et de cette démocratie dont lui a assuré qu’elle lui a donné le pouvoir. On peint sur le vif, on modèle sur le chantier, on raconte les vies ordinaires. On célèbre ce nouveau monde (déjà) qui permet à une minuscule portion de Parisiens de s’éclairer au gaz pendant que les enfants sont aux mines. On exalte l’ingénieur, surtout s’il est devenu riche, on dresse de vertueuses allégories où la Prospérité embrasse la Concorde, soutenues par l’Industrie et le Commerce.

Outre un bel ensemble de sculptures, où les petites études côtoient les plâtres primés, les photos de monuments détruits et les réductions d’œuvres bien plus conséquentes, encore visibles, l’exposition présente trois projets de monuments aux travailleurs : Dalou, Meunier et Rodin. Celui de Rodin agace par son gigantisme irréaliste, son symbolisme épais : au sous-sol du monument, prévu pour être une tour progressiste, vague revanche de Babel, se situent les scaphandriers et les mineurs… On monte et on découvre peu à peu les métiers qui se pratiquent à l’air libre, pour finir par les poètes, les artistes et les philosophes, qui sont les vrais travailleurs, comme chacun sait. Les pressés et les fatigués auraient pu prendre un ascenseur menant à un temple de marbre rose couronné par un dôme doré… On touche là du doigt ce que Rodin peut avoir de convenu, non pas tant dans sa manière que dans son inspiration, avec cette fausseté des adorateurs de l’humanité qui se pensent meilleurs que leurs prétendus frères.

Meunier, grand sculpteur belge qui découvrit les usines sidérurgiques puis les mines, imagine un monument sans mégalomanie où de grandes figures contemporaines lieraient dans un seul mouvement les corps éternels des laboureurs aux corps nouveaux des mineurs, sous la surveillance du Forgeron au repos, le tout dominé par un Semeur qu’on jugeait sans doute alors éternel lui aussi. Là non plus, rien ne sortit. Mais les travailleurs de Meunier ont une vérité dans l’attitude qui frappe : on sent le respect qui l’animait quand il les dessinait.

C’est le républicain Dalou qui imagina le monument qu’on regrette le plus, tour gigantesque cerclé à sa base d’une frise de seize personnages en haut-relief, dont le Terrassier, sans doute. L’inauguration de la maquette du Triomphe de la République (qui orne la place de la Nation, à Paris), en 1889, l’avait laissé chagrin : le peuple souverain avait été tenu loin des cérémonies envahies par les notables. Il voulut réparer la chose avec un Monument aux ouvriers, observant les paysans en Île-de-France et les forgerons à Toul. Ses statues possèdent une justesse (fruit d’interminables croquis et essais) et une vie admirables, dans l’évidence du geste, dans la simplicité du mouvement, dans le respect de traits singuliers : loin des archétypes grecs qui continuent de hanter certains confrères, transformant un discobole en pelleteur nu et musclé, Dalou cherche à rendre au peuple la dignité que la bourgeoisie lui enlève, à défaut de lui rendre son illusoire souveraineté. Il n’est sans doute pas innocent que son monument, inlassablement travaillé des années durant, ne trouva jamais assez de soutiens officiels pour surgir.

Les sculpteurs du travail. Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine, jusqu’au 7 mars 2021.

 

Illustration : Jules DALOU (1838-1902), Buste de terrassier, vers 1900-1901, plâtre patiné, 47 x 47 x 38 cm © CC0 Paris Musées / Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

Anatole GUILLOT (1865-1911), Frise du travail [détail], vers 1900-1903, grès émaillé, manufacture Émile Muller, 73 x 76 x 30 cm © Musée des Beaux-Arts de Troyes / photo : Carole Bell, Ville de Troyes.

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