Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Gérer l’État est un métier. Créer l’ENA en 1945 était une réponse étatique à un besoin clairement identifié : donner une vision commune du bien commun. La promesse a-t-elle été tenue ?
L’École nationale d’administration commémore son 75e anniversaire. On serait bien tenté de faire chorus sur les méfaits de « l’énarchie », les nuisances de la « technocratie », bref, de multiplier les griefs contre une « élite » accusée de coloniser la haute administration publique et de ne rendre de compte à personne. Evitons procès et plaidoiries infinis pour revenir sur une histoire bien française.
En 1945, il s’agit de créer une école professionnelle d’administrateurs civils pour faire face aux désordres du temps mais aussi pour répondre aux critiques toujours vives à la fin des guerres, celles de la trahison des élites. À la manœuvre, un homme : Michel Debré. Celui-ci refuse un recrutement politique des hauts fonctionnaires et affirme qu’il existe un métier du service de l’État. En 1945, il s’agit de combattre sur ce terrain les communistes – Maurice Thorez est vice-président du Conseil – qui veulent mettre la main sur la haute administration, et les syndicats qui militent pour une élévation des échelons inférieurs.
Deux autres objectifs sont poursuivis par Debré. Il s’agit d’unifier les nombreux concours que se réservent les ministères, avec des critères de sélection si variables qu’une hiérarchie du recrutement s’est installée au fil du temps. Le second objectif est de permettre une plus grande ouverture de l’accès aux hautes fonctions administratives. À cette époque, la gauche critique vigoureusement l’Ecole libre des sciences politiques de monopoliser le succès aux principaux concours grâces à une recrutement « bourgeois ». Depuis leur fondation en 1872, les Sciences Po sont dans le viseur des républicains et de la gauche. À chaque réforme de l’université publique, la tentation est forte de nationaliser une école trop indépendante et de la rattacher à l’université d’État et à son corps conformiste d’enseignants fonctionnaires. Debré voit le piège. La création de l’ENA risque d’entraîner la disparition de l’École de la rue Saint-Guillaume. Le 9 octobre 1945 sont promulguées deux ordonnances : celle portant sur la création de l’ENA et celle portant sur la création d’un institut d’études politiques hérité de l’École libre, dont l’indépendance est garantie par la loi. Les deux institutions vont donc vivre leur vie, la seconde aidant à la préparation de la première. Mais cette préparation ne doit pas être exclusive. Les promoteurs de l’ENA connaissent bien les critiques formulées à l’encontre des grandes écoles nationales comme Polytechnique, surtout dans l’entre-deux-guerres. La crainte d’une formation trop homogène les poussent à multiplier les formes et les niveaux de recrutement.
Sur le papier, le projet est très séduisant d’autant qu’il se place dans une double tradition française, celle des grands commis de l’État et celle des Écoles professionnelles indépendantes de l’université. L’histoire des grands commis n’est plus à faire, elle a son origine dans le service du Roi. Des familles s’y consacrent comme les Le Tellier-Louvois, les noms de Colbert, Vauban, Choiseul, Turgot se distinguent au même rang que ceux des grands prélats ministres, Richelieu ou Fleury. Ces familles ont assuré une continuité du service civil de l’État mais aussi donné du temps nécessaire aux grands travaux, une continuité mise à mal par la Révolution. Les turbulences du XIXe siècle ont consacré la nature politique du personnel administratif dont le préfet ou le recteur, révocables à merci, sont devenus le symbole. Les Écoles sont du XVIIIe siècle, le service du Roi impose des ingénieurs bien formés aux techniques nouvelles. L’École des Ponts-et-Chaussée fondée par Trudaine, celles des Mines, une première École navale, sont destinées à attirer et fidéliser des « directeurs intelligents » (l’expression est de 1783) à qui la France doit son développement.
Le mouvement se poursuit après 1789. Mais la fonction administrative ne trouve pas son école. Elle est laissée aux facultés de droit dont les rejetons encombrent bien vite les parlements successifs, colonisent les mandats électifs et accumulent les pensions. La IIIe République est celle des avocats comme l’a écrit l’historien Gilles Le Béguec[1]. Pourtant, plusieurs projets d’école sont imaginés. Déjà en 1848, l’idée d’une école générale de l’administration publique est sur le point d’aboutir. En 1871, la défaite est imputée aux élites de l’Empire et une école, suivant l’idée formulée par Renan dans sa Réforme intellectuelle et morale de la France, semble plus que nécessaire. Ce sera l’École libre, donc privée, indépendante du pouvoir et des tutelles administratives et académiques.
Avec la crise de 1929 surgit la défiance à l’égard des financiers et le retour de l’État est attendu. Les pouvoirs publics doivent posséder leurs propres techniciens indépendants des pouvoirs de la finance. Un nouveau projet germe sous le Front populaire avec des arrière-pensées sans équivoques. En septembre 1940, une nouvelle initiative naît dans le même courant d’idées mais sous un régime différent. Pierre Dunoyer de Segonzac fonde l’École nationale des cadres à Uriage où se forment les futurs responsables de l’État français. Trop suspecte aux yeux des Allemands et du second gouvernement Laval, l’école est fermée le 1er janvier 1943. C’est bien dans le même esprit que Debré élabore le projet et le statut de son école l’année suivante, et qu’il en fait adopter le principe par l’Assemblée d’Alger. L’École est placée sous l’autorité du président du conseil (plus tard sous celle du Premier ministre) et s’installe dans un hôtel particulier réquisitionné de l’autre côté du jardin des Sciences Po…
75 ans plus tard, le président de la République a évoqué la possible fermeture de l’École. Un sacrifice proposé sur l’autel de l’émotion, une réponse fébrile à l’impopularité de l’institution. On avait déjà eu droit au déménagement coûteux à Strasbourg, aux bouleversements démagogiques des études et des stages dans les années 2000-2010. Cette fois la mesure est radicale. Pourquoi pas ? Mais, surtout, pourquoi ? Les défauts sont connus : l’entrée en politique de hauts fonctionnaires qui ont cessé d’être au service de l’État pour se servir de l’État. Jacques Chirac est un des premiers sur la liste qui s’allonge surtout à partir de 1981. Mitterrand avait bien compris qu’il y avait là un vivier de jeunes (Fabius, Hollande, Royal…) dont il pouvait s’attacher la fidélité contre la génération intermédiaire des Rocard ou des Chevènement. Ces figures sont devenues tellement impopulaires, comme celle d’Alain Juppé à partir de 1995, qu’elles érodent complétement l’image de l’École. L’autre grief, et non des moindres, est celle des parcours hautement rémunérés dans de grandes entreprises privées, françaises ou non, de ceux qui ont pourtant fait le choix du service public. En 1983, un premier essai avait tenté de mettre des bornes au « pantouflage » et aux conflits d’intérêt susceptibles d’en découler. En 2019 une nouvelle loi renforce les précautions en la matière. Mais dans l’exposé des motifs on trouve cette phrase : « La mobilité des fonctionnaires, singulièrement celle des hauts fonctionnaires, doit être encouragée, tant au sein des administrations publiques que vers le secteur privé, car elle leur permet d’acquérir de nouvelles expériences et compétences, ce qui contribue à leur épanouissement professionnel, et est de nature à favoriser le décloisonnement, l’efficacité et l’efficience des administrations publiques. » À bon entendeur…
Soyons juste. Cela ne concerne pas la grande majorité de la haute fonction publique. La plupart des anciens élèves de l’ENA n’entrent pas en politique ni ne font de brillants passages dans des banques d’affaires. Beaucoup de pays considèrent avec raison que la France dispose d’une haute fonction publique de grande qualité. Cela est vrai. Sans doute, comme pour d’autres établissements, faut-il revenir à des enseignements fidèles à l’esprit initial, garants de l’intelligence des choses et des personnes dans un esprit de neutralité et d’efficacité propre au bien commun. Une vraie réflexion sur nos Écoles de cadres civils et militaires s’impose en ces temps de défiance politique, engageons-la sans la laisser à des commissions ou des parlements tirés d’une pochette surprise.
Illustration : Richelieu, Colbert, Debré, Juppé. Grandeur et décadence des grands commis de l’État, sous le triple rapport de la dentelle, de la décence et des résultats.
[1]. Gille Le Béguec, La République des avocats, Armand Colin, 2003