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De quoi l’ENA est-elle le nom ?

Avec la Deuxième Guerre mondiale, la France rentre dans l’ère de la planification. L’ENA surgit d’une matrice technocratique. Mais alors que la fusion des élites publiques et privées est accomplie, l’énarchie acquise au mondialisme songe-t-elle encore à la France ?

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De quoi l’ENA est-elle le nom ?

Il faut bien l’avouer, aujourd’hui ce petit acronyme suscite plus de rejet que d’attrait, et ceux qui en sont issus concentrent une détestation due à sa nature oligarchique, objet d’opprobre d’une large part de l’opinion. La critique, légitime, de l’institution tient en deux points essentiels. Le premier d’ordre quasiment pédagogique : savoir ce qu’on y enseigne et ce qu’on en retient ; en ce domaine, les enseignements actuels mériteraient une analyse approfondie que nous ne ferons pas ici, soulignons simplement une nette inflexion par rapport aux contenus d’origine et le filtre puissant de Sciences-Po Paris qui contribue à « orienter » sérieusement les candidats vers le militantisme indigéniste et autres intersectionnalités. Le second d’ordre sociologique, plus fondamental : quel rôle joue aujourd’hui ce corps, qualifié de caste, dans la politique française et, partant, dans la société ? Après 75 ans d’existence et au moment où même le président de la république, qui en est issu, songe à sa suppression, il faut s’interroger sur sa pertinence et ses dérives. L’ENA aujourd’hui n’est-elle pas en train d’accomplir le rêve saint-simonien de substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses ?

Genèse d’une institution, les années 30

Dans le contexte de grave crise économique des années 30, beaucoup s’interrogent sur l’État tel qu’il existait en France et sur sa capacité à faire face à cette crise qui nous venait d’Amérique. Il faut aussi se souvenir que la IIIe République n’a plus qu’une dizaine d’années à vivre et que la crise économique se double d’une crise institutionnelle. Instabilité ministérielle, faiblesse de l’exécutif, sans compter les scandales financiers (Stavisky, Hanau, etc.). Ce sont là des thème ressassés et très connus. À dire vrai, la IIIe République, sur le plan économique, est peu interventionniste. La véritable rupture n’est pas 1936, avec le Front populaire : Blum ne restera pas même une année complète au pouvoir et les accords de Matignon sur le temps de travail et les congés payés, de mémoire populaire, ne traduisent pas une socialisation de la France. Seul l’Office du blé (pour éviter la chute du prix), inspiré du New Deal, peut s’analyser comme une intervention sur le marché, de même nature que ce que fera l’UE au travers de la PAC, rien de très bolchévique dans tous cela ! La vraie ligne de rupture, celle qui fait entrer l’État dans l’économie, c’est 1940 et le régime de Vichy qui aura besoin de cadres à cette fin.

Dans ces mêmes années, les intellectuels, les publicistes, s’interrogent, la plupart dans le même sens ; la figure emblématique, mais pas la seule, en est X-Crise : un cercle de réflexion sur l’économie qui rassemble certains élèves de l’école Polytechnique, né à l’automne 1931 et transformé en 1933 en Centre polytechnicien d’études économiques. On y compte, entre autres, Alfred Sauvy, Raymond Abellio, Louis Vallon, Jules Moch. Globalement. Leur vision est planiste et antilibérale (inspiration d’Henri de Man) et on considère le groupe comme la matrice française de la technocratie. Celui-ci se divisera avec la guerre, certains iront dans la résistance (Moch et Vallon), d’autres du côté de Vichy qui, de fait, conduira une politique plutôt interventionniste. Beaucoup de lois et de règlements pris par Vichy subsisteront avec la Quatrième République qui ne se vantera pas de cette continuité, et pour cause, mais, de ce point de vue, en 1945, il n’y a pas rupture, le Conseil National de la Résistance porte aussi en lui la technocratie future. Il serait trop long de faire ici l’historique de cette filiation, mais, dans le foisonnement des initiatives allant dans le sens technocratique il faut aussi évoquer la Synarchie, celle de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909), qui caressa l’espoir de voir la Synarchie se réaliser comme une organisation européenne d’hommes liés par la compétence, capables d’empêcher les guerres du XXe siècle qu’il pressentait. L’appellation fut reprise par des cadres du régime de Vichy pour s’opposer au mouvement technocratique au moment même où celui-ci prenait l’ascendant au sein du régime, dans une logique que l’on qualifierait aujourd’hui de complotiste.

Il faut aussi citer, dans cette filiation parfois embrouillée, l’école d’Uriage, fondée pour servir la Révolution Nationale mais qui s’en éloignera progressivement pour rejoindre la résistance. Cette école de cadres vit passer Hubert Beuve-Méry, Simon Nora (futur élève de l‘ENA) ou Paul Reuter qui sera membre de la délégation française aux négociations de la CECA.

Sébastien Proto. Un parcours exemplaire. Promotion Senghor (2002-2004), comme Macron, inspecteur des finances entré à Bercy en 2007, directeur de cabinet auprès de plusieurs ministres et secrétaires d’État sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, associé-gérant de la banque Rothschild & Cie de 2013 à 2018, mis en examen en 2017 dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne. Il vient d’être nommé directeur général adjoint du groupe Société Générale, en août 2020, où il était entré en 2018.

Énarchie et Trente Glorieuses

L’École nationale d’administration (ENA) a donc été créée (ordonnance 45-2283 du 9 octobre 1945) par le Gouvernement provisoire de la République française, alors présidé par le Général de Gaulle. Cette décision avait été préparée par la Mission provisoire de réforme de l’administration, placée auprès du chef du gouvernement et dirigée par Maurice Thorez, vice-président du Conseil et secrétaire général du Parti communiste français. Il avait, pendant les cinq ans de la guerre passés à Moscou, observé de près les « bienfaits » de la planification soviétique. Michel Debré, maître des requêtes au Conseil d’État et commissaire de la République à Angers, animait cette mission de création de l’école. Il a assuré provisoirement la direction de l’école.

Les feux de l’actualité se braquent de nouveau sur cette pulsion organisatrice de l’État quand le groupe X-Alternative est créé en septembre 2019 par 58 polytechniciens, notamment en réaction au mouvement des Gilets jaunes, crise sociale s’il en est. Enfin lorsqu’un vieux cheval de retour, Béarnais d’origine (qui n’est pas énarque mais agrégé de lettres), est nommé Haut-Commissaire au plan, l’histoire bégaye (comme le ministre lui-même, qui eut la force de s’en guérir).

Dans les années 30, l’État était sans doute trop faible ; aujourd’hui se pose la question non pas de son impotence mais de son omnipotence, autre forme de faiblesse. Franchissons maintenant les Trente Glorieuses, gloire que l’on attribue sans doute un peu rapidement à la puissance de son État et de ses serviteurs. Un tableau qui doit être nuancé, d’abord parce que cette croissance s’est faite dans une économie qui ne subissait pas la concurrence mondiale, qui était structurée sur elle-même et sur laquelle la classe énarchique pouvait avoir prise. Ce modèle des Trente Glorieuses doit autant à l’application du fordisme qu’à l’action de l’État. Disons que, dans ces années, se produit un alignement heureux des planètes, démographiques, administrative et industrielles qui laisseront dans l’esprit de la génération du Baby-Boom une impression de succès conforté par un taux de croissance de plus de 5%. Une conjonction heureuse que les Trente Piteuses qui suivirent rendirent encore plus mythique. Sur la question de la haute administration, il y eut certes de grands serviteurs de l’État qui furent les agents de cette prospérité, mais tous ne sortaient pas de l’ENA : Paul Delouvier, (inspecteur des finances, ancien cadre d’Uriage) Pierre Guillaumat (X mines), Philippe Lamour (avocat) et les cabinets ministériels sous De Gaulle n’étaient pas alourdis de 50 personnes, 4 à 5 conseillers, guère plus.

Que sont l’ENA et les énarques devenus ?

Depuis Mitterrand, l’inflation conseillère n’a cessé de croître. Tous ne sont pas énarques mais le vice principal réside évidemment dans le double phénomène que les hauts fonctionnaires peuvent devenir élus, ce qui est attesté par la simple série des présidents (depuis Giscard tous sortent de l’ENA à l’exception de Sarkozy), et, par-dessus tout, la faculté qu’ils ont de pratiquer les allers-retours secteur public-secteur privé. Il se produit alors une fatigue des élites pour le cadre national, c’est pourquoi ils se jettent à corps perdu dans l’eurocratie, porte de la mondialisation.

Dès lors, c’est la curée. Vincent Jauvert, journaliste de gauche, la décrit dans Les Voraces – Les élites et l’argent sous Macron (Robert Laffont, 2020). Il avait déjà écrit Les Intouchables d’État (Robert Laffont, 2018) où il avait révélé comment, sous Hollande, les grands corps de la République, administrateurs généraux des finances, Conseil d’État, inspecteurs des Finances et la bastille Bercy, se rémunéraient en dérogation de toutes les règles de la fonction publique et pratiquaient les allers-retours dans le privé à la limite permanente du conflit d’intérêt avec le fragile barrage de l’HATVP, un « machin » censé assurer la transparence de la vie publique… pour le plus grande prospérité des intéressés.

Le voilà qui récidive donc avec Les Voraces où il est cette fois démontré que l’appellation « Macron président des riches » n’est pas qu’un slogan. Jamais autant de hauts fonctionnaires n’ont à ce point pantouflé dans le privé à prix d’or, jamais autant de ministres n’ont été multimillionnaires ni autant d’élus lobbyistes ou avocats d’affaire. Pour cette “élite”, il est aisé de comprendre que le cadre national est trop étroit… On ne sait si le peuple des ronds-points a lu le livre mais la lecture du livre peut assurément faire de vous un Gilet jaune.

Ces innommables turpitudes, ce lucre féroce, cette concupiscence forcenée pour l’argent, qui dépasse en intensité répugnante les ébats sexuels des uns ou des autres, sont le résultat de deux ans d’enquête. Il révèle les mœurs de ces élites voraces qui ont pris le pouvoir dans le sillage de Macron, il décrit leur course à l’argent, leurs campagnes en coulisses pour dissimuler leurs véritables revenus.

Enarchie et mondialisation

Mais le grief principal que l’on peut adresser à cette oligarchie tient, en raison des passerelles avec le privé, dans son idéologie libérale-libertaire, en contradiction même avec la nature institutionnelle qui fonde l’ENA. Cela, Jauvert ne l’analyse pas, c’est à Michel Geoffroy qu’il faut demander des éclairages (La superclasse mondiale contre les peuples, Via Romana, 2019). Celle-ci correspond, au plan métapolitique, à l’usurpation, en Occident, de la souveraineté politique par le pouvoir économique et financier mondialisé et dérégulé. Usurpation qui s’est produite dans la seconde moitié du XXe siècle. La superclasse mondiale incarne cette « révolte des élites » qu’avait prophétisée l’Américain Christopher Lash il y a 20 ans. Des élites révoltées parce qu’elles n’ont plus peur du peuple, d’autant qu’elles peuvent, faute de pouvoir changer le peuple, changer de peuple par l’immigration, et recourir aux délocalisations. Nous voici donc face à une oligarchie autrefois nationale mais désormais acquise aux forces mondialisatrices.

Il subsiste néanmoins en son sein de nombreux énarques « défroqués » de l’église mondialiste qui reviennent aux fondamentaux de l’intérêt national et du service de l’État, dont Michel Geoffroy, énarque lui-même. Ces hommes rachètent leur caste mais l’histoire nous enseigne qu’en France, la trahison des élites, comme celle des clercs, est chose trop fréquente.

 

Illustration : L’École nationale d’administration a été créée le 9 octobre 1945 par le Gouvernement provisoire de la République française, alors présidé par le Général de Gaulle, en fonction des travaux de la Mission provisoire de réforme de l’administration, placée auprès du chef du gouvernement et dirigée par Maurice Thorez, vice-président du Conseil et secrétaire général du Parti communiste français.

 

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