Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Les leçons de Claude Lévi-Strauss.
Il y a quelques semaines, le monde occidental se trouvait pétrifié, médusé par un coronavirus particulièrement agressif, nouvelle Gorgone des temps modernes. Il n’aura pas fallu plus d’un mois pour que, déconfinement aidant, ce même monde s’embrase à la faveur d’une interpellation policière musclée ayant entraîné le décès d’un afro-américain, encore à peu près inconnu quelques secondes avant son trépas. De toute part fusa aussitôt cette imprécation brûlante du crime raciste et, plus largement, du racisme congénital de l’homme blanc à l’égard de son frère noir.
L’occasion pour nous de redécouvrir un petit texte aussi célèbre que, finalement, assez méconnu – tout comme son illustre auteur – tant on en a raconté à peu près tout et n’importe quoi, dispensant ainsi les paresseux de toute espèce de le lire à sa source même. Ce texte s’intitule Race et histoire et son auteur est Claude Lévi-Strauss. Génial auteur de Tristes Tropiques en 1955, ce savant, ami de Georges Dumézil, fut l’inventeur de l’anthropologie dite « structurale » que l’on pourrait définir sommairement comme étant centrée sur l’étude des relations entre groupes d’une même structure sociale. Race et histoire est sans doute la meilleure prose consacrée à ce cancer sociétal qui ronge l’Occident depuis l’avènement du principe de nationalité au XIXe siècle. À dire vrai, le racisme est apparu en même temps que s’est imposé le règne de l’individu. Son émancipation de son groupe ethnoculturel d’appartenance a provoqué un retour brutal du refoulé communautaire – ou holiste. Confronté à l’abîme sans fin des individualités – c’est-à-dire à l’horreur d’une mêmeté monocolore et uniforme –, l’homme moderne s’est désespérément suspendu à la seule corde sociobiologique que son déracinement volontaire – au nom de sa souveraineté du Moi – lui offrait en dernière instance : la race. Or, Lévi-Strauss rappelle qu’« il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités. » Surtout, ce racisme-là s’appuie, selon Lévi-Strauss, sur un présupposé : le caractère statique des peuples et des civilisations, comme si aucun d’eux n’avait subi, depuis les premiers temps de leur existence, ni altération, ni transformation, ni modification. Plus précisément, l’impensé historique – voire protohistorique – constitue l’aporie structurelle qui condamne d’emblée le racisme « altérophobique » comme son corollaire, l’antiracisme « xénophilique » : aucune culture n’est racialement pure et homogène et aucune race n’est culturellement interchangeable et indifférenciée. Racisme et antiracisme ne seraient, finalement, que des excroissances d’une tendance anthropologique la mieux partagée au monde : l’ethnocentrisme. Si le racisme implique un rejet de ce qui n’est pas soi, l’antiracisme implique symétriquement une surdétermination de l’autre indexée sur le sentiment morbide de culpabilité d’être soi, du fait, tout simplement, de sa naissance en ce lieu et en nul autre. Les deux camps prétendraient détenir la vérité anthropologique universelle : le suprématisme ethno-racial d’un côté, la célébration du mythe rédempteur du « bon sauvage », de l’autre. Dans les deux cas, la même cécité ethnocentrique. Si elle semble résulter d’une aberration intellectuelle du côté du racisme, elle n’en ressortit pas moins à une tare similaire du côté de l’antiracisme, lequel se fourvoie dans ce que Lévi-Strauss appelle un pseudo-évolutionnisme. Ce faisant, le grand ethnologue s’en prend à l’idéologie du progrès qui prend assise sur l’idée de la croissance nécessaire des civilisations qui se retrouvant, dès lors, plus ou moins avancées, seraient enjointes à se hisser à un niveau similaire. Ainsi, l’antiraciste ne cesse de ratiociner sur la diversité des cultures là où il souhaiterait leur éradication totale au profit de l’homme universel rangé sous la bannière d’une égalité d’airain. Partant, Lévi-Strauss éreinte définitivement les « grandes déclarations des droits de l’homme [qui] ont cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles dont les changements les plus révolutionnaires laissent subsister des pans entiers, et s’expliquent eux-mêmes en fonction d’une situation strictement définie dans le temps et dans l’espace. » L’antiracisme repose donc sur une axiomatique des bons sentiments qui ne parvient pas à masquer son racisme véritable enté sur une haine tacite des cultures. Sa vision totalitaire est d’autant plus démiurgique et ethnocidaire – pour parler comme Pierre Clastres –, qu’elle prétend enrayer le cours de l’humanité « constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l’un tend à instaurer l’unification, tandis que l’autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification. » Or, ajoute Lévi-Strauss, « sur deux plans et à deux niveaux opposés, il s’agit bien de deux manière différentes de se faire. » C’est dire encore que « la diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. » Bref, l’antiracisme n’est rien de moins qu’un racisme de la table rase dont les linéaments idéologiques sont à rechercher dans la matrice de la Révolution de 1789.