Étonnés, fascinés ou aveuglés par la personnalité d’Emmanuel Macron lorsque celui-ci advint à la présidence de la République par la grâce fragile d’un quart de l’électorat français, d’aucuns – et lui-même au premier chef – lui accolèrent l’auguste adjectif de « jupitérien ». Les gloses furent légion et l’on s’interrogeait à l’envi sur les causes de l’avènement d’un objet politique non identifié dont l’évidente fulgurance avait littéralement foudroyé la classe politique. On se souvient combien son adversaire malheureux, François Fillon, explosa en plein vol et comment Marine Le Pen se carbonisa au seul reflet de son incompétence. Depuis lors, sur ce vaste champ de ruines, règnerait Jupiter tandis que les flamines médiatiques lui tresseraient régulièrement d’ostensibles lauriers oblatifs. Pourtant, qui pourrait contester que les épisodes « Benalla », « Gilets jaunes », « Griveaux » et « Réforme des retraites », pour ne citer que ceux-là – auxquels on pourrait ajouter la démission de son ministre de l’Intérieur Collomb ou la « PMA pour toutes » – ont sérieusement écorné la figure élyséenne ? Dernièrement, l’annonce de l’utilisation d’une prérogative constitutionnelle, telle que l’article 49-3 permettant de faire adopter sans vote un projet de loi, semble avoir mis le feu au Capitole. Se peut-il que Jupiter choie ? Il est vrai que la roche tarpéienne est proche du Capitole…
C’est alors que l’on recourait à une autre comparaison qui affleure d’ailleurs chez certains observateurs. Machiavel percerait donc sous Macron, de la même façon que l’on a dit, naguère, que le Florentin avait inspiré Mitterrand. Voire. Tout à la célébration énamourée d’un gigolo arborant le visage faussement rassurant du gendre prétendument idéal, beaucoup se sont laissé abuser par les bouquets colorés d’un vulgaire feu d’artifices de fête nationale qu’ils prirent pour d’impressionnants éclairs zébrant un ciel tonnant. Quittant les rives du Tibre, l’on surprendrait notre président voguant sur celles de l’Arno. L’on redouterait pourtant qu’il ne connaisse un destin peu ou prou similaire à celui de César Borgia… Sauf à bien lire Machiavel, à qui l’on fait souvent dire – précisément pour l’avoir pas ou mal lu – le contraire de ce qu’il a écrit.
Plus machiavélique que machavélien ?
Le moins que l’on puisse dire, nonobstant, est qu’au laboratoire de l’auteur du Prince, l’actuel président de la République offre à lui seul un passionnant terrain d’observation. D’abord, il est un principe machiavélien par excellence selon lequel la politique est indépendante de la morale, le gouvernement de la cité supposant, en priorité et fondamentalement, que la décision adéquate fût prise au moment opportun – ce que Machiavel dénomme « l’occasion ». Le penseur du politique que sera, quelques siècles plus tard, le juriste Carl Schmitt, s’en souviendra pour forger sa notion du politique. Cette dernière n’est pas d’ailleurs sans rappeler la définition machiavélienne de l’État conçu comme le topos de l’antagonisme – lequel, en dernière instance, ne peut se résoudre que politiquement, le droit et la morale constituant des artéfacts perturbateurs que le souverain doit abolir de son jugement. Sans doute, l’opinion publique estimera-t-elle qu’Emmanuel Macron aura été bien plus machiavélique que machiavélien en saisissant l’occasion d’une pandémie virale pour parer son impopulaire réforme des retraites des atours peu élégants de la nécessité. Ce serait oublier que Machiavel conditionne l’exercice du pouvoir à l’intelligence politique du prince, qui conjugue prudence et raison. Et, en ce domaine, l’intelligence n’implique pas toujours que la décision politique soit moralement juste ou bonne. Bien plus que d’opportunité, la politique est affaire de circonstances, lesquelles sont contingentes. Telle est donc actuellement la « fortune » – autre concept machiavélien – de M. Macron qui, pour échapper à l’emprise de la rue et des syndicats, dompte à peu de frais une opposition lourde de risques pour la suite de son quinquennat. La suite du traitement politique et sanitaire de la pandémie dira si cette fortuná comporte un revers…
L’épisode intermittent des Gilets jaunes eût pourtant dû sonner comme un avertissement à l’oreille de nos compatriotes. L’usage de la force fut une constante de la raison d’État macronienne quand elle ne se confondit pas avec elle. Là, le pouvoir s’en servit comme de l’implacable foudre jupitérienne, démontrant, in fine, que l’anthropologie macronienne est foncièrement pessimiste. Sur ce point, la lecture de Machiavel se montre des plus éclairantes en matière de réalisme politique – que Machiavel entrevoyait comme la « verità effetuale » –, ce que Richelieu traduira plus tard sous cette maxime selon laquelle « la politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire ». La « virtù » macronienne – est-ce là, sans doute, son principal mérite – révèle, sous une lumière crue, la plasticité épistémologique des théories politiques. Aussi relatives que mouvantes et fluctuantes sont leurs praxis, elles récusent d’emblée l’idéalisme comme programme et méthode de gouvernement. Toute décision politique est en quête d’efficacité, quels qu’en soient les moyens. Telle est la grande leçon de Machiavel.