Les réseaux sociaux font des ravages. Hyperconnectés, nos contemporains s’exposent à plusieurs interrogations insolubles : faut-il demeurer anonyme ? est-il urbain de se réfugier derrière un écran au milieu d’échanges soporifiques ? suffirait-il de baffer les “managers” de LinkedIn pour retrouver la douceur de vivre ?
Ils négligent sans doute ce qu’un signal absent peut avoir de douloureux. Un compte qui ne se connecte pas. Et un autre. Et les suivants. A priori, l’angoisse n’était pas encore légitime. Les aléas des infrastructures ou les censures opportunes pouvaient expliquer que quatre amis n’aient pu accéder à leur fil. Après tout, épouses et amis s’inquiétaient toujours de nos silences quand nous sirotions une mauvaise bière turque à la fin d’une journée poussiéreuse.
Alors vous fixez un butoir. Sans trop y croire, sans trop craindre non plus. Et le moment passe. D’un quart d’heure. De plus. Les lignes s’affolent autant que les équipes s’organisent, appliquent, à la lettre, ce à quoi elles étaient formées. Rien ne soigne les chocs comme l’entrainement. Un peu comme dans un plaquage : la violence qui s’annonce vous étreint, l’entrainement vous rassure.
La presse surgit, avide de détails, d’images, de précisions. Incapable de saisir l’essentiel. L’essentiel, c’est les routes arpentées avec l’un, les messages de l’autre auxquels vous répondiez toujours en retard, ces soirées où vous contiez vos transgressions dans une fraternité « du terrain » qui noue des liens si cordiaux. L’essentiel c’est de les retrouver, nos disparus, sains et saufs. Et la liberté d’information n’a rien à voir avec cela.
Quatre professionnels disparus
Ils sont quatre. Professionnels. Partis pour accomplir les formalités administratives dont l’Orient est friand. Pas loin de l’ambassade de France, à deux pas de cette cathédrale où nous fûmes si souvent accueillis. Fermez le ban. Notre sécheresse en étonna plus d’un qui gloussait pourtant de nos actions humanitaires et de notre fréquentation de zones sensibles. L’idéal serait d’ignorer complètement leur retournement. Accepter leur sollicitude. Inspecter notre rage pour en déceler les malignités. Mais si nous avons pris un lot que beaucoup rejetaient, notre douce humanité est mise à rude épreuve.
Immanquablement, les proches obsèdent votre esprit. Les leurs, d’abord, ou du moins principalement, et la responsabilité que vous leur devez. Les vôtres, beaucoup, qui alternent entre la spontanéité d’un soutien et les détresses qui les accaparent discrètement. Cette lueur dans les regards qui pourrait être un reproche ou une admiration voilée et ignorante. Cette lueur à laquelle vous vous accrochez parce qu’elle est et non parce qu’elle dit et que sa valeur s’est soudain renchéri.
Un silence qui tonne
Et ce silence qui tonne. Qui détruit tout. Le mystère qui ronge, qui obsède même quand vous l’avez remisé au flanc de votre vie. Vous accapare-t-il ? Son empire doit être annulé. A-t-il été chassé ? Ses dards ressortent dans ce winstub où vous souhaitiez célébrer l’amitié ou au noir de la nuit. Votre plainte est rentrée tant d’autres souffrent plus. Qui a dit que notre génération ignorerait les grands devoirs ?
Les prêches se multiplient. Allez, assistez à la messe là-bas, suivez les règles, n’inventez rien, ne pronostiquez pas. La vie n’a rien d’un pari. Câchez-vous en Dieu comme nous indiqua Saul, qui empêcha le mouvement de quelques chrétiens avant de vibrer au christianisme. Et de cette planque, car toutes les cachettes ne sont pas preuves de courage spirituel, méditez sur la distribution des épreuves, et de ce que cette disparition indique de la hauteur de ce à quoi nous sommes attendus.
C’est la vie qui doit continuer. À vous de vous convaincre que les geigneries du quotidien sont des troubles compréhensibles et que les lumières des experts forment un gagne-pain respectable. Il faut faire ce que nous devons. Contre l’absence. Contre les remords. Contre l’impuissance.