Pour la première fois depuis 2012, le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, a pris la parole le 17 janvier lors de la prière hebdomadaire à la grande mosquée de Téhéran. Ce sermon était très attendu car l’ayatollah rompait une sorte de silence religieux qui durait depuis huit ans ; c’est ce qu’on appellerait en France avoir la parole rare.
Les circonstances particulières que traverse l’Iran justifient bien sûr une prise de parole aussi exceptionnelle. Mais ceux qui espéraient un changement de cap dans la théocratie chiite ont été déçus. Comme l’on pouvait d’ailleurs s’y attendre, Khamenei en 1 h 30 de langue de bois très convenue, a énuméré les poncifs habituels aux Gardiens de la Révolution.
L’affaire du Boeing abattu par ces mêmes Gardiens est ainsi reléguée au rang « d’accident amer », les Américains sont des « clowns », la riposte iranienne à l’assassinat de Soleimani démontre que l’Iran est « béni de Dieu » et personne ne doit profiter de cette conjoncture agitée pour attaquer la révolution de l’intérieur. Fermez le ban.
On n’attendait rien de ce sermon, et l’on n’a pas été déçu.
Mais il s’est tout de même passé quelque chose d’important au cours de cette prière hebdomadaire lorsque le président Rohani, le modéré de l’histoire, a ostensiblement quitté la mosquée avant la fin de la cérémonie. Sa sortie s’est déroulée sous l’œil ébahi des centaines d’assistants. Voilà une prise de risque spectaculaire qui, à l’époque du doux ayatollah Khomeini, lui aurait sans doute coûté la vie. Seulement Rohani a été largement élu président de la république islamique, sur la promesse de faire évoluer le régime, et la rue est suffisamment instable pour que le protestataire ne risque rien pour l’instant.
Trump, de son côté, a été fidèle à lui-même. Il a tweeté (disons écrit sur son portable) une réponse assez distrayante : « Le soi-disant guide suprême d’Iran, qui n’est plus très suprême ces derniers temps, a dit des choses méchantes concernant les États-Unis et l’Europe. Il devrait faire très attention à ses mots. »
Le président américain étant relativement imprévisible, on ne sait pas si la menace finale est une parole en l’air ou l’annonce d’un nouveau coup d’éclat.
Un régime figé et contesté
Avant sa spectaculaire sortie de la mosquée, le président Rohani avait tenu des propos audacieux : s’engouffrant dans la brèche de la brillante destruction du Boeing à bord duquel les Iraniens étaient de loin les plus nombreux, il a appelé à une meilleure gouvernance. On appréciera la subtilité des termes choisis : un changement de gouvernance eût été trop agressif contre les Gardiens de la révolution et ne pas remettre en cause la façon dont le pays est dirigé aurait déçu ses partisans.
En réalité, la partie du peuple iranien qui se révolte et ne veut plus de ce régime étouffant sait qu’il y a peu d’espoir pour une évolution du régime. Quant à sa chute, elle n’est absolument pas envisageable pour l’instant.
L’appareil répressif fonctionne encore fort bien, le bilan très lourd des manifestations des derniers mois est là pour le démontrer : des centaines de morts (on parle de 500), des milliers disent certains, sans compter les disparus, enlevés chez eux ou en pleine rue, et que l’on ne reverra jamais. Pourtant, des centaines de milliers de manifestants étaient présents, décidés à ne pas se laisser intimider. Mais que faire contre des forces anti-émeutes qui tirent à balles réelles ?
Ainsi, si le régime est contesté comme jamais et semble vaciller, il est encore solide et il en faudra beaucoup plus pour l’abattre. Pour s’en convaincre, que l’on se rappelle les gigantesques manifestations contre la réélection truquée de Rafandjani, le prédécesseur de Rohani : la répression avait fait des milliers de morts, et tout s’était ensuite arrêté.
Pour autant, le régime des mollahs a encaissé de rudes coups ces derniers temps. L’assassinat de Soleimani est l’aboutissement d’un lent processus de délitement externe.
En Irak, tout d’abord. Le pouvoir chiite mis en place par les Américains après leur criminelle invasion de 2003, est totalement déconsidéré. Il est corrompu bien sûr, mais il est si incompétent qu’il a perdu tout contrôle de sa population chiite largement majoritaire dans le pays. Il a laissé de surcroît les milices chiites inféodées à l’Iran prendre un pouvoir considérable et ce sont elles qui assurent le maintien de l’ordre dans le pays.
La gabegie, l’effondrement économique et la pauvreté qui s’installent ont provoqué la fureur du peuple chiite et de grandes manifestations ont eu lieu durant plusieurs semaines à Bagdad et Bassora, dans le sud. La répression fut terrible et les morts se comptent par milliers. Des tireurs issus des milices pro-Téhéran postés sur les toits autour des manifestations repéraient les meneurs et les abattaient. Malgré cela, les manifestants étaient toujours plus nombreux et décidés. Et les slogans étaient sans appel : « L’Iran dehors. »
Le régime est contesté comme jamais mais il est encore solide et il en faudra beaucoup plus pour l’abattre.
Ce mouvement imprévu a échoué bien sûr, tant la force armée est d’un seul côté. Mais il constitue toutefois un tournant important et marque peut-être le début d’un patriotisme irakien qu’il sera intéressant de suivre de près. Les sunnites sont restés à l’écart du mouvement : leur compromission avec Daech a été telle qu’ils se font discrets dans tout le pays.
La situation pour l’Iran est également préoccupante au Liban. Les grandes manifestations qui se déroulent depuis plusieurs mois dans tout le pays sont d’une ampleur inédite. Le point d’orgue en a été une grande chaine humaine ininterrompue de Tripoli à Tyr, ce qui est tout de même spectaculaire. Bien sûr ce n’est pas l’Iran qui est spécialement visé mais l’ensemble de la classe politique dont l’incompétence et la corruption sont accablantes.
L’État libanais, en pleine déliquescence, n’est même pas capable d’assurer correctement l’approvisionnement du pays en eau et en électricité. Quant à la non-gestion des ordures ménagères elle dépasse tout ce qu’on peut imaginer : il faut avoir vu ces norias de camions chargés de déchets urbains les jetant directement dans la Méditerranée ! La triste Greta ferait bien de s’y intéresser au lieu d’agresser tous ses auditoires béats d’admiration stupide.
Depuis quelque temps, les manifestations ont baissé d’ampleur mais le mécontentement reste profond et le premier ministre Hariri a dû démissionner. Les chiites du Hezbollah et d’Amal ont vu d’un très mauvais œil cette remise en cause d’un statu quo qui leur convient très bien. Des nervis d’Amal, venus de la banlieue chiite de Beyrouth, ont ainsi attaqué à plusieurs reprises les manifestants.
Le prestige du Hezbollah, réel dans ce pays qui n’a pas oublié l’invasion israélienne et la résistance de la milice chiite, est en chute libre. De plus, ses moyens financiers sont moins importants car l’Iran, écrasé par les sanctions américaines, n’a plus les moyens de donner autant d’argent qu’auparavant.
La lâcheté européenne
Pour autant, l’Amérique est-elle en train de remporter la guerre (une de plus) qu’elle a décidé de déclarer à l’Iran ? Rien n’est moins sûr.
Lorsque l’accord nucléaire a été signé en 2015 avec l’Iran sous les auspices d’Obama et de Poutine et malgré l’opposition forcenée de l’ineffable Laurent Fabius, Donald Trump l’avait critiqué aussitôt. Son futur secrétaire d’État, le très belliciste Mike Pompeo avait déclaré de son côté : « Je me réjouis à l’avance de défaire cet accord désastreux passé avec le plus grand État soutien du terrorisme au monde. »
Cette haine contre l’Iran est en fait liée à la très longue prise d’otages de 52 Américains à Téhéran en 1979. Elle ne repose sur rien de rationnel : il faut se venger, point final. On n’est pas protestant et adepte de l’Ancien Testament pour rien. Et qualifier l’Iran de plus grand soutien du monde au terrorisme, à l’heure de Daech, relève de la désinformation pure et simple. Rappelons au passage que les Gardiens de la Révolution ont été en Syrie les ennemis implacables de Daech, d’al-Nosra et autres milices islamistes bien aidées, elles, par les services secrets américains, français, allemands et anglais réunis.
Arrivé au pouvoir, Trump a fait, sur cette question, ce qu’il avait dit : il a dénoncé l’accord nucléaire. Il avait dit aussi qu’il retirerait l’armée américaine du Proche-Orient mais cette promesse est pour l’instant reléguée aux oubliettes de l’histoire… Depuis, c’est la doctrine de la « pression maximum » qui s’applique : étouffer le pays, le ruiner pour pousser sa population à la révolte et ainsi provoquer la chute du régime.
Cet objectif est tout de même d’un cynisme confondant. La population voit en effet son niveau de vie s’effondrer et ce pays, aux immenses capacités, subit des sanctions draconiennes qui détruisent son économie et sa jeunesse. Cette dernière, dans l’ensemble, ne soutient pas le régime mais quelle est son alternative ? La révolte est impitoyablement réprimée et la soumission implique la pauvreté ce qui, dans un pays potentiellement si riche, est tout de même consternant.
Ce type de comportement américain est au fond assez classique mais le problème majeur, c’est que personne ne peut infléchir cette politique. La Russie et la Chine, considérés comme des adversaires, ne sont guère écoutés et l’Europe est, comme d’habitude, aux abonnés absents. Elle avait pourtant une carte intéressante à jouer mais le confort de la lâcheté a été le plus fort. Total et les grandes entreprises ont quitté l’Iran, poussant son régime au raidissement et sa population au désespoir. Nous savions bien que l’Europe ne servait pas à grand-chose mais nous le rappeler à chaque évènement géopolitique important relève d’une obstination qui laisse rêveur.
La guerre américaine contre l’Iran n’est donc pas près de cesser mais, pour l’instant, on ne voit pas très bien à quoi elle sert.
Illustration : À Khomeiniville, des Iraniennes fabriquent les drapeaux américains qui seront brûlés dans les manifestations. La seule activité économique que Trump a fait naître. (le nom de la ville et la description de l’activité sont authentiques).