Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Un entretien avec Aude de Kerros. Propos recueillis par Hilaire de Crémiers.
Les « big data » sur l’art sont devenus importants, accessibles, concernant toute la planète, depuis une dizaine d’années et surtout depuis 2017, année où les données de l’art chinois sont devenues consultables. Cela a son importance car la Chine a été en tête du marché de l’art, ou à égalité avec les États-Unis, entre 2008 et 2017. Il est donc possible aujourd’hui d’avoir un regard circulaire documenté sur « le système » de l’Art contemporain qui se déclare unique marché « international et contemporain »… Il est en effet le seul visible de toute la planète. Il repose sur une chaîne de fabrication de la valeur délivrant une cote d’ordre financier plus qu’artistique. La valeur des œuvres ne provient pas d’une évidence visuelle, de critères partageables, d’une admiration et adhésion au sens. Elle s’impose par le scandale, au contenu sidérant perceptible par le monde entier grâce à une communication fondée sur le choc. Cette visibilité est un des facteurs qui contribue à la cote spectaculaire. Elle permet aux œuvres ainsi adoubées d’être aussi le support de subtiles propagandes jouant davantage de l’effroi et de la culpabilisation que de la séduction.
Enfin, cette fin des années 2010 a vu le très haut marché de l’Art inclure les cinq continents dans sa boucle et porter l’œuvre d’artistes vivants au seuil des 100 millions de dollars. Le « contemporain » devient à la fois référence idéologique et étalon monétaire. Le système a atteint une sorte de perfection.
Une chronologie des faits permet de mieux comprendre. C’est pourquoi je me suis attachée à montrer l’enchaînement des batailles de la guerre des arts au XXe siècle, mais aussi à comparer en permanence les évolutions complexes et décalées de chaque camp.
Au XXe siècle l’art est devenu arme de guerre. Lors de la révolution bolchévique il est considéré comme le ferment de la subversion. En 1934, Staline choisit, parmi les divers courants en concurrence au service de la révolution, le « réalisme socialiste ». Il sera l’ultime art, international, progressiste et vertueux. En 1947, quand commence la guerre froide culturelle, les États-Unis ripostent en créant une réplique symétrique, « l’expressionnisme abstrait ». Mais l’abstraction n’est pas une idée neuve en Europe et l’arme sera peu efficace. Elle fut remplacée, en 1960, par celle de l’Art conceptualiste duchampien, égayé d’un zeste de pop et de kitsch… Il a la vertu de faire table rase de toute démarche esthétique. Vers 1975 le conceptualisme fut nommé « Art contemporain », ôtant ainsi le statut d’« art » à toute démarche consistant à accomplir la forme pour délivrer le sens et l’adjectif de « contemporain » aux artistes pratiquant aujourd’hui ce savoir-faire. Ce hold-up sémantique fut d’une grande efficacité. La guerre froide culturelle fut gagnée, l’art de Moscou et de Paris furent simultanément rendus obsolètes et déclassés.
Après 1991 s’instaure le règne hégémonique de la Pax americana. « L’Art contemporain » n’est plus engagé dans une guerre bipolaire et connaît une nouvelle métamorphose : d’acide géopolitique, il deviendra « doux pouvoir », il a la mission de diffuser la nouvelle idéologie internationale, progressiste, allant « dans le sens de l’histoire », le multiculturalisme. Sa mission est multiple : animer, divertir, servir de lubrifiant pour faciliter la vie intercommunautaire, créer des plateformes globales de vie artistique, mondaine, et d’affaires, sans oublier sa fonction critique et sa défense vertueuse des « valeurs sociétales ». L’hégémonie arty se traduit désormais par un système international ayant pour pôle New York, centre financier créateur de cotes. Après l’effondrement des systèmes communistes, de décennie en décennie se construit la deuxième utopie d’un art unique et global, commun à toute l’humanité, modèle pionnier d’une future et fatale uniformité politique, économique, culturelle, idéale et vertueuse, garantissant la paix.
L’énormité des cotes de l’Art contemporain a pour but d’imposer par sidération une norme mondiale de l’art, aux artistes, intellectuels, États et institutions.
Le consortium économique de l’Art contemporain est une chaîne de fabrication industrielle d’objets sériels permettant la construction d’une valeur financière, sans valeur intrinsèque mais ayant un pouvoir libératoire, grâce à leur circulation très rapide entre collectionneurs, foires, galeries, salles des ventes, ports francs, musées et une consommation de masse de produits dérivés.
L’efficacité du système repose sur le fait que les œuvres sont acquises en amont par les très grands collectionneurs avant leur circulation sur le marché. La vacuité, l’absence de beauté et d’identité des œuvres ont la vertu de ne provoquer aucun attachement, garantissant ainsi une circulation rapide, spéculative et monétaire. Par ailleurs, elles sont collectionnées en réseau de façon rationnelle, ce qui sécurise la cote de l’œuvre.
L’énormité des cotes de l’Art contemporain a pour but d’imposer par sidération une norme mondiale de l’art, aux artistes, intellectuels, États et institutions. La force du système réside en ce qu’il rend des services très divers : services économiques, d’une part, grâce aux possibilités de défiscalisation, mais aussi services monétaires et au delà… en raison de la très importante partie invisible des transactions et de la nature non « régulable » de l’Art contemporain ; services de propagande d’autre part car l’Art contemporain est aussi rentable que vertueux et engagé dans la promotion des valeurs sociétales. Les artistes ont pour mission de voler au secours du climat, du genre, des communautés, des migrants. Ils se doivent de fulminer contre toute discrimination, racisme et autres vices.
L’art unique, qu’il soit esthétique ou conceptuel, est une utopie qui ne peut s’imposer que par violence ou manipulation.
L’hégémonie est remise en cause par des États émergents qui peuvent rivaliser en richesse avec les États-Unis, du moins si l’on considère le nombre de milliardaires. C’est le cas de la Chine notamment et même de l’Inde et des Émirats. Ils ne se conçoivent plus comme de simples relais du soft power américain, champion du multiculturalisme. Ils veulent mettre en valeur leur art et culture, jouir de leur « modernité » en art mais aussi ne pas renoncer à leur art civilisationnel. Ils ne sont pas contre l’Art contemporain car ils reconnaissent ses utilités pour entrer dans les milieux internationaux, mais ils perçoivent de plus en plus l’Art contemporain comme plus occidentaliste, pour ne pas dire néo-colonial, qu’universel.
Par ailleurs la révolution technologique numérique ébranle aujourd’hui les pouvoirs établis et particulier le monopole américain de l’information internationale. L’information aujourd’hui circule par-dessus les frontières de mille manières. Elle a le pouvoir de changer les règles du jeu. L’uniformisation du monde par l’Art contemporain n’a pas vraiment lieu.
L’observation attentive du passage soudain du totalitarisme à la liberté d’expression artistique en Russie et en Chine a été pour moi très instructive. Dès que la férule disparaît, tous les courants d’art réapparaissent instantanément, même s’il n’y a aucun marché. L’art unique, qu’il soit esthétique ou conceptuel, est une utopie qui ne peut s’imposer que par violence ou manipulation.
Les médias montrent le spectacle d’une apothéose financière de l’Art contemporain mais ne peuvent rendre compte de tout ce qui évolue silencieusement et change le monde, ne serait-ce que la démographie : un milliard d’Occidentaux face à neuf milliards appartenant à d’autres civilisations.
L’Amérique domine encore sans conteste le marché international de l’Art contemporain, malgré la forte concurrence chinoise, mais elle n’est plus hégémonique. Le monde de l’art est désormais pluri-polaire.