Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Depuis longtemps oublié, Georges Dumézil (1898-1986), philologue, comparatiste, mythologue, découvrit un fait si fondamental qu’il en fit l’œuvre de toute une vie.
Dès 1938, en effet, il mit à jour ce qu’il appela l’idéologie tripartie, commune à tous les peuples indo-européens, quelles qu’aient été les influences qu’ils subirent par ailleurs, au gré de leurs pérégrinations ou de leurs conquêtes. Nos lointains ancêtres indo-européens, de l’Inde védique à l’Iran avestique, en passant par la Rome archaïque ou précapitoline ou la Grèce ionienne et jusqu’aux mondes celtes ou germano-scandinaves, concevaient la société autour de la distinction et la hiérarchisation de trois fonctions précises : la souveraineté magico-religieuse ; la force et la violence guerrière ; l’abondance et la fécondité paysanne.
Bien que Dumézil se soit toujours refusé à extrapoler ses travaux, il n’est pas interdit, sous cette expresse réserve, de méditer l’œuvre, tant, comme l’observe pertinemment le philosophe Michel Poitevin, celle-ci « contient des philosophèmes qui peuvent enrichir l’anthropologie philosophique » (Dumézil, Ellipses, Paris, 2002).
Si, depuis des lustres – soit au moins depuis la Révolution française – la « vue du monde » de nos contemporains n’est guère plus irriguée, même inconsciemment, par l’idéologie tripartie, cette dernière n’en offre pas moins une grille de lecture structurale des plus pertinentes pour interpréter cette fameuse « crise morale » de nos temps actuels que ne cesse d’évoquer le président Macron, depuis le début de l’année 2019.
Aussi demeure-t-on frappé par ce fait patent qui caractérise notre postmodernité épuisée mais résiliente : une capitis diminutio de la première fonction, un éparpillement de la deuxième et une hypertrophie singulière de la troisième.
La fonction française de souveraineté s’est évaporée vers d’autres lieux, quand son correspondant bivalent, représenté par ce qui reste de la fonction sacerdotale-religieuse (l’Église catholique, pour être plus explicite), ne cesse de s’étrécir à proportion des fermetures ou destructions d’églises – sans parler de la crise des vocations. N’étant plus le monopole de l’autorité légitime, la deuxième s’insinue de manière incontrôlée dans toutes les strates de la société (violences intrafamiliales, émeutes urbaines, insécurité à l’école, harcèlements au bureau…). Quant à la troisième, son poids qualitatif est devenu inversement proportionnel à sa masse quantitative. Sa participation aux deux autres fonctions étant devenue bien plus symbolique que réelle, elle aurait compensé cette « privation », par un surinvestissement au sein de son propre champ fonctionnel : explosion de l’industrie du tourisme et du loisir, consumérisme d’addiction soutenu par le crédit renouvelable, hédonisme sexuel coupé de toute préoccupation reproductrice, déspiritualisation (dixit Georges Bernanos) couplée à une perte de sens de la nature et de ses lois intrinsèques, égotisme narcissique, individualisme affinitaire (communautarisme de dilection sexuelle, raciale ou culturo-religieuse).
Ce changement qualitatif qui affecte les tréfonds de notre antique civilisation se laisse d’autant mieux observer à travers une trifonctionnalité appliquée que Dumézil a maintes fois insisté sur la nécessité d’éclairer les détails par les ensembles. Cette triade, dont les éléments sont interdépendants, forme alors un système, chaque fonction se définissant par rapport aux autres fonctions. Partant, la carence ou l’insuffisance d’une fonction engendre un déséquilibre de l’ensemble dont les autres éléments constitutifs ne sortent guère indemnes. En l’occurrence, la place démesurée occupée par la troisième fonction dans nos sociétés apparaît comme la résultante des faiblesses structurelles inhérentes aux deux autres fonctions de souveraineté et de « force ».
Illustration : George Dumézil.