On peine encore aujourd’hui à y croire. Davantage même, à mesure que le temps s’éloigne. Et pourtant, les événements ont bien eu lieu. Il y a 50 ans, des hommes alunissaient après un voyage spatial de 380 000 kilomètres.
Partis le 16 juillet de Cap Canaveral en Floride à bord de la Saturne V, la fusée la plus puissante jamais construite, les 3 astronautes de la mission Apollo 11 devaient ensuite tourner autour de la Terre pour prendre de la vitesse, puis s’arracher à la gravité terrestre en direction de la Lune. Cette première partie de la mission n’était pas nouvelle. En 1968, un équipage américain avait pénétré pour la première fois dans la zone d’attraction d’un autre corps céleste que la Terre ; la mission Apollo 8 les avait emmenés à une centaine de kilomètres de la surface lunaire, d’où ils prirent des photos sensationnelles de levers de Terre. Revenus sains et saufs sur notre planète, l’un de ses membres, William Anders, expliquait alors : « J’ai toujours ressenti l’attrait de l’exploration et l’appel de la frontière. Les Appalaches, l’immense Missouri, l’Antarctique… (…) Et maintenant, l’espace est une nouvelle frontière, et je me trouvais dans la voiture de tête ».
« J’ai toujours ressenti l’attrait de l’exploration »
Désormais, c’était au tour de trois autres astronautes, tous pilotes d’avions d’essai au début de leur carrière. Edwin Aldrin, 38 ans, « cheveux blonds, yeux bleus, 1m78, 75 kilos », comme le décrivait Life magazine, qui avait passé plusieurs années auparavant un contrat d’exclusivité avec les astronautes américains pour leurs récits et ceux de leurs proches. De nature introvertie et émotive, le major Aldrin avait rédigé en 1961 un mémoire très en avance sur son temps – sur les rendez-vous en orbite – qui fut utilisé par la Nasa à partir de 1965. Aldrin (dit Buzz) savait de qui tenir : son père, fils d’immigrants suédois, fut une figure majeure des débuts de l’aviation aux Etats-Unis.
Le deuxième astronaute était Mike Collins, « Cheveux châtains, yeux marrons, 1m81, 75 kilos (…) ; Par sa mère, il était anglo-écossais (…). Le père de Mike, lui, état un pur Irlandais du comté de Cork ». Né à Rome, le facétieux Mike Collins avait passé le début de sa vie d’adulte en France, où il s’était familiarisé avec la cuisine locale. Cela valu des échanges croustillants avec l’équipe au sol basée à Houston, avec laquelle l’équipage était en contact radio. Tel celui-ci, lors d’un repas sur le chemin de la Lune : « –Collins : Mes compliments au chef, cette salade de saumon [en vérité, des briques lyophilisées] est de premier ordre. –Houston : Roger. La salade de saumon, n’est-ce pas ? –Collins : Quelque chose dans ce genre, le saumon en salade… ».
Enfin, dernier membre de l’équipage, celui qui le premier posera pied sur la Lune, Neil Armstrong « cheveux blonds, yeux bleus, 1,80 m, 75 kilos) (…), avait le pilotage dans le sang. Il s’y connaissait en avions : il construisait des modèles réduits depuis l’âge de neuf ans ». Du côté maternel, il tenait de lignées allemandes, précisait Life magazine, tandis que la lignée paternelle était issue de l’immigration écossaise et irlandaise, tous arrivés aux Etats-Unis dans le courant du 19e siècle.
C’était à ces trois hommes qu’incombait la première tentative d’alunissage. Si elle échouait, d’autres missions étaient prévues dans le programme Apollo pour tenter l’exploit. Mais que réservait la Lune ? Personne ne le savait. Des sondes russes et américaines avaient bien atterri à sa surface quelques années auparavant, mais un homme, jamais. Le brillant concepteur de la fusée Saturn V, l’ingénieur allemand Werhner von Braun, qui avait développé avec ses compatriotes la première véritable fusée de l’histoire (le V2) durant les années 30 et 40, prônait cette découverte de l’inconnu. « L’exploration de l’espace est le défi de notre époque. Si nous continuons à mettre notre foi en elle et à la poursuivre, elle nous en récompensera généreusement ».
Les ancêtres européens avaient ouvert la voie
Le programme avait consciencieusement prévu le trajet jusqu’à la minute près, même si le plan de vol pouvait subir des changements de circonstance. Les hommes avaient un objectif : garder suffisamment de carburant pour revenir sur Terre. La mécanique céleste était bien connue. Dès les années 20, alors que l’aviation venait à peine de passer un cap à la suite de la Grande Guerre et que le voyage spatial relevait encore de science-fiction, des génies européens méconnus étaient déjà parvenus, chacun de leur côté, à des conclusions sur les voyages spatiaux qui esquissaient les formules fondamentales de la mission Apollo 11 : le russe Konstantine Tsiolkovsky, l’américain d’origine britannique Robert Goddart, et un allemand né en Transylvanie, Hermann Oberth. Eux-mêmes s’étaient basés sur les conclusions des extraordinaires observations astronomiques effectuées en Europe depuis le 16ème siècle. « Ce vol a pu être effectué en premier lieu grâce à l’histoire, grâce aux géants de la science qui ont précédé cette réalisation », dira Edwin Aldrin sur le chemin du retour. Les ancêtres européens avaient ouvert la voie.
Réécoutons ces échanges et ces discours des hommes d’équipage. On y trouve d’abord une immense curiosité et une grande sensibilité. « Nous venons d’avoir une vue sensationnelle de la Lune. Elle emplit environ les trois-quarts de la fenêtre (…). Ce spectacle à lui seul vaut le voyage », dira le commandant Armstrong durant la route aller.
Génie technique et prise de risque
Deux jours plus tard, il devait poser pied sur l’astre. Tandis que le vaisseau Columbia (en hommage à l’engin décrit par Jules Verne dans son De la terre à la lune) restait en orbite autour de la Lune, un petit engin spatial dédié – le LM – se sépara du vaisseau-mère et réussit à alunir. Le commandant de bord Neil Armstrong avait effectué l’atterrissage en pilotage semi-manuel. Le LM se posa à plusieurs kilomètres de la zone prévue au plan de vol. Après un long préparatif, Neil Armstrong, puis Edwin Aldrin, mirent pied sur le sol lunaire. Ils se filmèrent pour bien assurer le monde de leur exploit. Les vidéos furent retransmises dans le monde entier, y compris en Union soviétique, dont les cosmonautes feront plus tard un triomphe à leurs homologues américains. Les hommes à bord, mais aussi le président américain, prononcèrent alors des discours radicalement altruistes, d’un universalisme dont les Européens ont décidément bien du mal à se défaire. On connait le mot du commandant Neil Armstrong, avant de fouler le sol de la Lune (« C’est un petit pas pour un homme, mais un grand pas pour l’humanité »). On connait moins cet échange en direct avec le président des Etats-Unis.
« Richard Nixon : Je suis certain que les peuples du monde entier se joignent aux Américains pour saluer cet immense événement. (…) Lorsque vous nous parlez de la mer de la Tranquillité, cela nous incite à redoubler d’efforts pour amener la paix et la tranquillité sur Terre. Pendant un inestimable moment de l’histoire de l’humanité, tous les habitants de cette terre sont réellement unis – unis dans leur fierté de ce que vous avez fait.
Neil Armstrong : Merci, monsieur le Président. C’est un grand honneur et un grand privilège pour nous de représenter ici non seulement les Etats-Unis mais les hommes pacifiques de toutes les nations – des hommes pleins de curiosité, des hommes au regard tourné vers l’avenir ». Oui, c’est bien l’âme européenne qui parlait à ce moment-là sur la Lune.
« C’est amusant, non ? »
Dans l’aventure Apollo, on ne sait ce qui étonne le plus, du génie technique qui a permis de façonner des machines inédites, du travail acharné et passionné, ou de la prise de risque. A moins que ce ne soit plutôt l’émerveillement de ceux qui ont permis cette aventure, et une certaine forme de légèreté dans un contexte éminemment dangereux.
Avant d’embarquer pour ce voyage potentiellement sans retour, le capitaine Mike Collins expliqua à la presse : « L’homme a toujours été un explorateur. Effectuer une percée dans l’inconnue est pour moi une chose fascinante. C’est comme lorsqu’on va voir ce qu’il y a de l’autre côté d’une porte, simplement parce que cette porte existe ». Cette curiosité et cette capacité d’étonnement peuvent s’appliquer aux moments qui sembleraient les plus banaux. Lors du voyage aller vers la Lune, dans le vaisseau, Aldrin confia ses sensations : « C’est comme des vacances de se retrouver dans le LM [le module lunaire, attaché au module de commande pendant ce trajet]. Du fond du LM jusqu’à la cloison arrière du module de commande, il doit y avoir environ 5 à 6 mètres. On n’est pas vraiment désorienté, mais c’est passionnant de penser qu’en se poussant à travers le tunnel de communication, on bondit d’un véhicule à l’autre ».
Quand ils posèrent leur petit vaisseau sur la Lune, après une période de tension extrême, Aldrin s’émerveilla très vite du paysage qu’il pouvait voir à travers le hublot : « Nous passerons aux détails par la suite, mais autour de nous, il y a une variété extraordinaire de formes, d’angles, de matières, un nombre fou de roches différentes. Les couleurs varient beaucoup selon l’angle de vision. Je ne vois guère d’unité de couleur ». Beaucoup plus tard, Neil Armstrong précisa avec une pointe d’humour : « Le ciel est très sombre vous savez. Noir. Mais quand-même, cela ressemble davantage à la lumière du jour qu’à l’obscurité de la nuit. Chose curieuse, la surface me parut chaude et attrayante, comme un lieu propice à un bain de soleil. On aurait aimé sortir en maillot de bain pour se faire dorer ».
Le triomphe de l’émerveillement et de la curiosité
Neil Armstrong avait été le premier humain à mettre le pied sur la Lune. Il fit part en direct de ses remarques à son co-équipier resté dans le module lunaire. Là encore, c’est la beauté et la capacité d’étonnement qui prédominaient dans les cœurs :
Armstrong : Très intéressant cela : dans l’ensemble, la surface est meuble, mais ici et là, lorsque je tape avec ma pelle à échantillonner, je tombe sur des endroits très durs… Je vais essayer de prendre une pierre ici…
Aldrin : Ca parait très beau, vu d’ici.
Armstrong : C’est d’une beauté très particulière, à la fois vigoureuse et sévère. On dirait certains plateaux désertiques des Etats-Unis. Ce n’est pas vraiment la même chose, bien-sûr, mais c’est très beau.
Puis Aldrin rejoignit Armstrong. « Merveilleux ! C’est merveilleux ! » s’exclama-t-il. Le fait de se retrouver à deux sur la surface lunaire changeait la donne, le moment devenait plus fort. Après quelques secondes de silence, Armstrong dit : « Extraordinaire, hein ? La vue est splendide ». « Une splendide désolation » répondit Aldrin. Tous deux notèrent que la chaleur avait un peu affecté un montant secondaire du module lunaire, puis Armstrong fit remarquer à Aldrin : « C’est amusant, non ? ». Amusant… L’âme européenne s’émerveille facilement, mais elle a aussi besoin de légèreté.
Après le retour dans le module lunaire, puis une période de repos, les deux hommes prirent le chemin du retour vers le module de commande qui tournait autour de l’astre (avec l’astronaute Mike Collins à son bord). L’unique moteur de montée devait absolument fonctionner. « Aldrin : OK ! Armement. 9, 8, 7, 6, 5, stade avortement, armement moteur, en route. Que c’est beau ! Montons à 8, à 11 mètres secondes. Retournement effectué. En douceur… Un vol pas brutal du tout… ». Sur Terre, les esprits étaient encore tout stupéfaits. « J’ai du mal à croire que c’est vrai », dira la femme d’Armstrong alors que les hommes étaient encore autour de la Lune. « Moi-même, je n’y ai vraiment cru que vers le milieu de la sortie extravéhiculaire », lui répondit Thomas Paine, l’un des principaux administrateurs de la NASA.
Le panache du président américain
Plus tard, beaucoup plus tard, lors d’un diner organisé par la présidence américaine, l’astronaute Franck Borman, qui avait été du premier vol circumlunaire en 1968, prononça un discours : « Monsieur le Président, j’aurais voulu dire une chose… Savez-vous que nous avons un poète en la personne de Mike Collins ? Souvenez-vous des adjectifs qu’il a utilisés dans l’espace… Il a dit quatre fois « beau » et « fantastique » en l’espace de trois minutes ». L’âme européenne est décidément incorrigible.
Au départ de cette aventure formidable, il y a le génie, les efforts et les prises de risque des deux empires rejetons de l’Europe, l’URSS et les Etats-Unis. Il y a aussi et surtout, côté américain, le petit grain de folie d’un descendant d’Irlandais marié à une Française, le président John Fitzgerald Kennedy. Son discours du 25 mai 1961 est resté célèbre : « Je pense que cette Nation doit mettre toutes ses forces en œuvre pour, avant la fin de la décennie, envoyer un homme sur la Lune et l’en ramener sain et sauf ».
Au sein du pouvoir, les discussions faisaient rage depuis plusieurs mois. Etait-il seulement possible d’envoyer un homme sur un autre astre ? Oui, peut-être. Un tel voyage pourrait-il être entrepris dans des conditions raisonnables de sécurité ? Sans doute non. Enfin et surtout, les dépenses astronomiques justifiaient-elles une telle aventure ? Pour mener ce programme spatial, on annonçait un coût total de 40 milliards de dollars de l’époque, soit 8% du Produit national brut annuel. A titre de comparaison, à dollar constant, c’est comme si l’on plaçait dans le seul projet lunaire l’équivalent de dix années du budget 2018 de la NASA. « Et nous ne savons même pas si la fichue machine fonctionnera ! pensa Kennedy. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Un but quel qu’il soit justifie-t-il un tel pari ? » (John F. Kennedy President, Hugh Sidey, 1963). Pourtant, le pari fut tenté. C’est le premier acte grandiose d’Apollo 11.
A bien y penser, les Américains avaient peut-être un petit quelque chose en plus pour mener la course à l’espace. Pas seulement l’argent, ni l’avance dans le matériel informatique grâce aux ordinateurs d’une firme nommée IBM, mais un état d’esprit. Un état d’esprit léger, malgré le travail acharné. Un état d’esprit joyeux, malgré la lourdeur des entrainements. Un état d’esprit porté par la curiosité, par la sensibilité. Oui, il y a cinquante ans, c’est bien l’âme européenne qui a marché sur la Lune.
Par L. A.
*A lire : Premiers sur la Lune (éd. Robert Laffon, 1970)