Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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La libération sexuelle a surtout permis aux hommes de s’accoupler sans s’engager. Avec un “prix” social de la relation sexuelle en baisse constante, ce sont les femmes qui en font les frais.
Depuis les années 1960 nous vivons en Occident sous l’empire de la « révolution sexuelle », qui promet à l’humanité une sexualité enfin délivrée de toutes les contraintes qui l’empoisonnaient, un peu de la même manière que la révolution communiste promettait la fin de la lutte des classes et de l’éternelle exploitation de l’homme par l’homme. Mais, tout comme le communisme, la libération de la sexualité est une chimère, qui ne peut se soutenir que par le mensonge et par l’ostracisme de ceux qui voudraient dire la vérité.
La première étape du mensonge commence par mal décrire la réalité. C’est le cas lorsque nous parlons de « sexualité libérée ». Car ce faisant nous parlons de la sexualité comme si celle-ci était une sorte d’objet, qui aurait été tenu enfermé jusqu’alors et qui serait aujourd’hui généreusement mis à la disposition de tous ceux qui voudraient en profiter. C’est-à-dire que nous considérons la sexualité comme séparable du reste de notre existence et comme si nous pouvions en user selon notre seule volonté individuelle. Or c’est évidemment l’inverse qui est vrai. La manière dont nous ordonnons notre sexualité affecte l’ensemble de notre personnalité et, d’autre part, la sexualité est toujours un échange, une modalité des relations humaines.
Une manière plus adéquate de décrire ce que nous avons fait consisterait donc à dire que nous avons rendu la sexualité bon marché. Car, même si cela nous choque, il existe nécessairement une sorte de marché de la sexualité qui met en relation des êtres humains cherchant à acquérir ce qui leur manque en cédant une partie de leurs ressources, comme pour n’importe quel bien et service. Plus exactement, il existe un marché de l’accouplement, ce terme devant être entendu en son double sens de « rapport sexuel » et de « mise en couple ». Hommes et femmes s’y rencontrent depuis la nuit des temps pour tenter d’y satisfaire deux besoins, ou deux désirs puissants, liés mais distincts, un besoin sexuel et un besoin « conjugal » : aimer, être aimé, fonder une famille.
Sur ce marché de l’accouplement, « le sexe est peu coûteux lorsque les femmes attendent peu en échange et lorsque les hommes n’ont pas à fournir beaucoup de temps, d’attention, de ressources, de reconnaissance, ou de fidélité pour y accéder. »
Ce qui advient lorsque le « prix » de la sexualité baisse aussi drastiquement qu’il l’a fait en Occident depuis une cinquantaine d’années, est le sujet du dernier livre du sociologue américain Mark Regnerus, qui s’intitule précisément Cheap Sex et a pour sous-titre « la transformation des hommes, du mariage et de la monogamie »¹. Comme presque tous les bons livres de sociologie, Cheap Sex est à la fois captivant et relativement trivial, car il ne fait guère que confirmer ce que tout homme (ou femme) raisonnablement intelligent, expérimenté et dépourvu de préjugés, sait déjà. À notre époque éclairée il faut souvent beaucoup de « science » pour prouver des choses apparemment simples. Mais, précisément, il est assez fascinant de voir la science sociale démolir méthodiquement certaines des illusions progressistes les plus chéries.
La première de ces illusions, l’illusion fondatrice, est que les hommes et les femmes sont fondamentalement identiques dans leur rapport à la sexualité et que seules, jusqu’alors, une « société patriarcale » et une « éducation répressive » avaient empêché les femmes d’être des hommes comme les autres. La vérité, bien sûr, est assez différente. La vérité est que « les femmes sont moins portées que les hommes sur les plaisirs de la sexualité lorsqu’ils sont séparés du reste de l’existence. » Autrement dit, les femmes recherchent moins souvent que les hommes un accouplement qui ne soit pas aussi une mise en couple.
La conséquence est que le marché de l’accouplement est, grosso modo, divisé en deux : d’un côté ceux qui recherchent simplement du sexe, de l’autre ceux qui recherchent une « relation durable » ou disons, pour simplifier, le mariage. Ceux qui recherchent simplement du sexe sont en grande majorité des hommes et ceux qui recherchent le mariage sont plus souvent des femmes.
Traditionnellement l’équilibre se faisait de la manière suivante : les hommes accédaient à la sexualité en donnant aux femmes qu’ils convoitaient des preuves concrètes d’engagement. Normalement, le mariage était la preuve d’engagement qui permettait à un homme d’accéder au corps d’une femme. Bien entendu il s’agissait là d’un idéal régulateur : nombre d’accouplements, à tous les sens du terme, se produisaient hors du mariage. Il n’en reste pas moins que, pour un homme, il était difficile d’accéder à une sexualité régulière sans être marié.
Cet arrangement traditionnel a volé en éclats et ce qui l’a pulvérisé est d’abord l’invention de la pilule contraceptive. Ce que la maîtrise de sa fécondité peut changer dans la vie d’une femme, tout le monde le comprend sans peine. Ce qui est moins souvent compris, en revanche, c’est que la pilule n’est pas seulement un comprimé que chaque femme serait libre de prendre ou pas ; cette invention a aussi un aspect normatif. Avec la diffusion de la pilule, les mœurs et les représentations changent : le sexe est de plus en plus perçu comme « naturellement » infertile et les femmes, prises dans leur ensemble, ont de plus en plus de mal à dire « non » à un rapport sexuel.
Plus précisément, une femme a beaucoup plus de mal à dire « non » à un homme qui lui plaît, c’est-à-dire à refuser de coucher avec lui sans des preuves d’engagement préalables. Elle a beaucoup plus de mal d’abord car elle-même, très souvent, peine à trouver des raisons persuasives de le faire : la sexualité n’est-elle pas censée être une activité récréative sans conséquences, et les hommes et les femmes ne sont-ils pas censés avoir des désirs identiques ? Le livre de Mark Regnerus comporte d’amples témoignages de cette confusion intellectuelle qui règne aujourd’hui chez la plupart des jeunes femmes et qui les empêche d’écouter cette petite voix intérieure qui leur dit : « ne couche pas trop vite avec lui, sinon il ne s’intéressera plus à toi. » Et puis, d’autre part, si une femme dit non à un homme qui lui plaît, le risque est grand que celui-ci aille chercher ailleurs cette sexualité dont il a envie. Or, dans les conditions actuelles, il n’est que trop évident qu’il n’aura pas grand mal à trouver.
Autrement dit, la pilule n’abaisse pas seulement le « prix » de la sexualité pour les femmes qui la prennent, mais pour toutes les femmes. Du jour au lendemain, pour ainsi dire, les femmes découvrent que leur monnaie d’échange traditionnel avec les hommes s’est gravement dévaluée. Elles doivent accepter de « vendre » à bien meilleur marché, sous peine de rester seules ou de ne parvenir à se marier que bien plus tard qu’elles ne voudraient.
Deux autres « avancées » technologiques sont venues abaisser davantage encore le prix la sexualité. D’une part la pornographie moderne, hyperréaliste et produite à échelle industrielle grâce à tous les progrès de la captation vidéo. D’autre part internet, qui permet à la fois l’accès quasi-instantané à ce gigantesque flux pornographique et les rencontres en ligne, qui donnent accès à un nombre presque illimité de partenaires potentiels. Mark Regnerus résume ainsi leurs résultats combinés :
Elles abaissent le coût du sexe, rendent un engagement réel plus “coûteux” et compliqué à faire advenir, elles ont engendré un ralentissement massif dans le développement des relations stables, et particulièrement le mariage, elles mettent en péril la fertilité des femmes – générant de ce fait une augmentation des demandes de traitement pour infertilité – et ont réduit la “mariabilité” des hommes. […] Le sexe bon marché ne rend pas le mariage moins attractif : il rend simplement le mariage moins urgent et plus difficile à obtenir.
Et le fait que le mariage devienne plus difficile à obtenir tandis que le sexe, lui, devient très facile à obtenir, signifie que le marché contemporain de l’accouplement est très favorable aux intérêts des hommes (au moins leurs intérêts à court terme) et très défavorable à ceux des femmes. Les femmes sont les grandes perdantes de la révolution sexuelle alors même que, selon l’idéologie officielle, elles devraient en être les grandes gagnantes puisqu’elles ont obtenu la possibilité de se conduire comme les hommes.
Tel est le grand paradoxe de la révolution sexuelle : pour les femmes une maîtrise accrue de leur fécondité débouche sur une maîtrise beaucoup moins grande de leur vie amoureuse et sur une frustration grandissante de leurs désirs de conjugalité. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent : en réalité l’un est la conséquence inévitable de l’autre. Tant que la sexualité sera bon marché, les femmes seront davantage soumises aux désirs masculins sur le marché de l’accouplement.
Mark Regnerus conclut son livre par « 8 prévisions pour 2030 », c’est-à-dire qu’il s’essaye à prévoir dans quelles directions va évoluer le marché contemporain de l’accouplement. Le sens général de ces prévisions est que le prix de la sexualité va continuer à baisser et qu’en conséquence le nombre des mariages et des unions durables va continuer à diminuer. La révolution sexuelle a produit plus de rapports sexuels et plus de solitude, et cela va aller en se renforçant.
Pourtant cette situation n’est pas satisfaisante, ni individuellement ni socialement. Mais Regnerus ne voit pas, à échéance prévisible, de forces sociales capables d’y mettre fin ou même simplement de freiner son développement. Il est difficile de lui donner tort. Du moins pouvons-nous, à titre individuel, nous délivrer du mensonge. Et pour cela, le livre de Mark Regnerus peut être d’une aide précieuse.
Illustration : Un tiers des mères célibataires vivent sous le seuil de pauvreté. Elles sont fières de constituer l’un des groupes sociaux les plus précaires, éclatante victoire contre le patriarcat.