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PERSE, LE TEMPS SUSPENDU

Histoire diplomatique. Les récentes manœuvres américaines dans le Golfe Persique, expression navale du durcissement américain, semblent remettre la question iranienne au centre de l’attention géopolitique. En réalité, la marginalisation de l’Iran par les puissances commerciales océaniques n’a qu’un lointain rapport avec la question nucléaire. Quant aux interminables négociations, elles doivent être lues au prisme d’une culture juridique très différente en Iran et en Occident. Alors que les négociations se présentent dans le monde romain comme le préliminaire à la conclusion d’un accord intangible, celles-ci accompagnent la vie des accords jusqu’à leur dissolution en Perse. L’une des raisons de ces différences tient à une culture très différente du temps depuis l’invasion arabe de la Perse.

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PERSE, LE TEMPS SUSPENDU

Dans L’Esprit des Lois, Montesquieu oppose l’immobilisme du despotisme oriental au dynamisme des institutions françaises. Les témoignages des voyageurs que lit le sieur de la Brède convergent en effet sur un point : celui du rythme très ralenti des institutions de la Perse. Les Français se sont longtemps préoccupés de savoir si cette lenteur pesait comme une fatalité sur les Iraniens ou si elle était à l’inverse soigneusement calculée ? Il s’agit en réalité d’un faux débat dans la mesure où l’inertie résulte d’une pluralité de facteurs où la répugnance pour la précipitation et le calcul font peut-être jeu égal. Ce qui importe beaucoup plus est que celle-ci force le respect : en Iran, la lenteur incarne la noblesse d’une administration plurimillénaire, la force inexorable du droit, la sérénité dans l’exercice de la justice et la patience des hommes d’État. Bref, la lenteur est fondamentalement associée à la majesté des institutions.

Le temps immobile, une notion aussi étrangère à la Perse antique qu’à Rome

Même s’il est très difficile de prendre la mesure du rythme des empires, plusieurs indices permettent d’affirmer que le temps immobile est une notion aussi étrangère à la Perse qu’à Rome : la monarchie Achéménide doit son expansion à la rapidité des opérations militaires, commerciales et administratives. Ce trait de civilisation perdure sous la dynastie Sassanide. Il trouve un écho dans la culture juridique romaine dans laquelle tout acte s’inscrit dans un temps contraint. Les sources de l’histoire achéménide insistent sur la rapidité des armées perses en campagne. Qu’en est-il en temps de paix ? Les performances commerciales de l’Empire perse reposent en grande partie sur la sûreté et la rapidité de son système de transports. La grande taille de l’empire serait insurmontable si des routes commerciales ne permettaient un transit rapide. La partie la plus impressionnante de ce réseau est la route royale qui s’étend sur plus de 2500 km entre Suse et Sardes, construite sur une commande de Darius Ier. Cette route compte 111 stations, et des relais de courriers à cheval permettent d’atteindre les territoires les plus reculés en quinze jours. Les Perses sélectionnent d’ailleurs des races de chevaux très rapides afin de sillonner l’empire. Ceux-ci serviront plus tard aux conquérants arabes et étonneront les premiers croisés par leur agilité. Les peuples vassaux de Darius lui offrent souvent des animaux de course comme ces « dromadaires d’une rapidité inouïe »¹ qu’évoque Quinte-Curce. Le temps, qui est entre les mains du dieu Zorvân, est soigneusement compté qu’il s’agisse de la livraison d’une cargaison de soie ou de l’acheminement d’un ordre royal. Le Roi des Rois attache une importance particulière à la rapidité d’exécution de ses ordres. Jusqu’aux confins de l’empire, l’administration est donc contrainte à la rapidité d’exécution des ordres royaux afin de garantir son efficacité. Ce rapport au temps connaît pourtant une inflexion décisive à l’époque médiévale.

La rupture médiévale : le temps figé en Perse et accéléré en France

Le Moyen-âge représente un moment décisif où la Perse et l’Europe chrétienne s’éloignent dans leur rapport au temps. Si le fidèle musulman peut vivre dans une paix complète parce qu’il sait que tout est écrit d’avance et qu’il ne peut rien changer, le chrétien sait que le temps est le champ de la liberté de l’action : jamais, ni dans la Bible hébraïque, ni dans les évangiles, on ne trouve la formule mektoub – c’était écrit. Le temps court de l’existence donne même une certaine urgence à la vie. Les hommes n’ont qu’un temps limité pour réaliser leur salut : « Souviens-toi de ton Créateur aux jours de ton adolescence […] avant que la poussière ne retourne à la terre, selon qu’elle était, et que le souffle ne retourne à Dieu qui l’avait donné »². Le temps présent est par conséquent vécu comme un temps de veille. De nombreux passages de l’Evangile rappellent l’urgence de se réformer en un temps limité : « Hâtez vous donc, vous qui voudriez éviter la colère à venir car le Juge est à la porte »³, « Déjà l’ange de l’Eternel a levé la main et bientôt il aura juré qu’il n’y a plus de temps »⁴. Le temps est donc compté, ceci a une incidence sur la vie monastique où celui-ci est soigneusement réparti dans la journée mais également sur la réglementation de la vie économique par le droit. Les royaumes européens en construction s’efforcent d’ailleurs de mettre en place des institutions efficaces et rapides afin de garantir la sécurité et la prospérité.

Les institutions immobiles de la Perse opposées à l’accélération du droit européen

À l’époque moderne, la tranquillité persane frappe les voyageurs. Les pourparlers se font sous le signe de l’inertie. Regardant évoluer des soldats, Raphaël du Mans, qui garde le souvenir des mouvements de pied ferme des troupes françaises, compare le rythme de la troupe persane à celui d’une danse lente et s’étonne de la « tranquillité d’esprit » des gardes. La lenteur caractérise également le traitement des diplomates. Sitôt arrivés en Perse, ceux-ci sont assignés à demeure pendant six à huit mois sans avoir la possibilité de se déplacer ou de rendre des visites. S’ils sont parfois conviés à un repas, on les renvoie ensuite à leur demeure. Leurs lettres de créances restent deux à trois mois sans traduction, et si d’aventure ils insistent pour conclure rapidement en demandant une audience particulière, ils sont reçus par un envoyé du Roi qui a ordre de ne prêter aucune attention à leurs paroles. Certains sont assez désespérés pour conseiller aux souverains européens de ne plus présenter de lettres de créances. Certains diplomates s’accommodent de ce rythme, notamment les capucins français : appelé un soir par le Roi en ses jardins où il contemple des feux d’artifice pendant trois heures, Raphaël du Mans y reste jusqu’à quatre heures du matin, parlementant à cinq reprises avec le Roi qui lui accorde régulièrement de s’entretenir avec lui. Qualifié par les poètes de sahib-e-zaman (maître du temps), le Roi mène, en effet, une vie indolente rythmée par une musique cérémonieuse. La notion de délais contraints est par conséquent étrangère. La Renaissance se caractérise, à l’inverse de la Perse, par l’accélération de la technique marchande. Celle-ci se traduit par la simplification d’un droit commercial sans cesse rattrapé par le pragmatisme des transactions. Les marchands formulent à l’encontre des juridictions ordinaires plusieurs critiques : la procédure est trop lente, la justice onéreuse, les juges savants en droit romain et en droit civil ignorent les usages de la pratique du commerce. Dans le maquis des juridictions, les marchands essaient par conséquent d’échapper aux tribunaux ordinaires en obtenant des juridictions spécialisées, composées de leurs pairs et appliquant une procédure sommaire et rapide. Le décalage de rythme entre la Perse et l’Europe se perpétue ainsi à l’époque moderne. Au-delà d’une lenteur propre à l’ensemble de l’Orient, la Perse a mis au point une véritable stratégie de l’inertie afin de survivre aux envahisseurs ou aux influences étrangères. De surcroît, son industrialisation tardive fait perdurer la culture islamique du temps immobile.

Les rythmes décalés de l’âge industriel

Au XIXe siècle, le décalage horaire entre la Perse et l’Europe reste frappant. Dans la vie ordinaire, les Persans ne se départissent que très rarement de leur inaltérable patience, alliant douceur, timidité et gaieté. Sur le bazar, les clients prennent leur temps. Il serait presque malséant d’acheter en toute hâte sans discuter avec le vendeur. Cela force l’admiration de Gobineau qui écrit : « Les Asiatiques sont en toutes choses plus obstinés que nous, ils attendent des siècles quand il le faut »⁵. Au XIXe siècle, les marchands iraniens répondent à l’ouverture forcée de leur marché par une inertie savamment calculée. La période Qadjar est en effet marquée par la résignation de l’Iran devant les Russes et les Britanniques, qui rivalisent en demandant chacun des concessions supplémentaires. En Europe, les évolutions du XIXe siècle se traduisent, à l’inverse, par une accélération des transactions. En France, la révolution française a fait en effet triompher les doctrines libérales en posant la liberté du commerce et de l’industrie. La fiscalité est réformée, les monopoles abolis et le droit commercial unifié. Sous le Second Empire, au moment où les premiers accords de commerce sont signés avec la Perse, est mis au point un système très efficace visant à protéger l’épargnant tout en laissant un maximum de liberté aux fondateurs d’affaires.

À l’époque contemporaine, l’occidentalisation de la culture iranienne s’est traduite par une certaine accélération du rythme de vie. La respiration du temps reste suspendue au cœur de l’Iran comme en témoigne son droit public et privé. Dans leur ensemble, les territoires iraniens n’ont pas rejoint le rythme de négociation contractuel propre au monde occidental.

En Iran, les permanences d’une culture de la lenteur

L’Iran contemporain continue de cultiver une véritable stratégie de la patience. Justifiant la politique de son père, le fils de Reza Shah explique, par exemple qu’il a la sagesse d’éviter toute précipitation dans ses affaires : « Toute sa vie, mon père composa avec le temps. La patience est la première des règles en politique. Il le savait et il en jouait »⁶. Si le Shah parvient à s’imposer dans les premières années difficiles de son règne c’est grâce à sa « stratégie de patience, de prudence et de ménagements verbaux ». Cette nécessité de prendre son temps apparaît également dans une interview de Mohammad Khatami qui déclare : « Naturellement, bâtir une société idéale avec l’ordre qui lui est inhérent demande du temps. Nous avons la patience nécessaire, notre peuple également ». En matière industrielle, Britanniques, Américains ou Français notent que les négociations avec l’Iran mettent beaucoup plus de temps qu’en d’autres parties du Moyen-Orient. Après avoir négocié cinq ans avec les Iraniens, les membres de la direction de BP commencent à s’impatienter. Cargill, l’un des directeurs, pense qu’il est en train de perdre son temps et veut mettre un terme aux discussions industrielles. À sa surprise, celles-ci débouchent sur un accord avec les Britanniques. De son côté, Siamak Movahedi, qui interroge en 1979 les Américains expatriés en Iran sur leur perception des Iraniens, note que ceux-ci sont considérés comme peu motivés, n’ayant pas le sens de l’urgence, ayant tendance à prendre systématiquement du retard ou bien à reporter une tâche à une date ultérieure. Les témoignages d’industriels français vont dans le même sens. Qu’elles soient politiques ou économiques, les négociations en Iran doivent composer avec la longue durée.

En somme, la culture du temps immobile, étrangère aux empires Achéménide et Sassanide, s’est enracinée en Perse à partir du Moyen-âge sous la double influence de l’Islam et d’une administration utilisant l’inertie comme une stratégie de résistance face aux souverains étrangers. Cette stratégie a été poursuivie à partir de l’époque moderne par des bazaari hostiles aux marchands européens. Aujourd’hui, l’accélération du rythme des affaires est limitée par la faible ouverture internationale de l’Iran. Si l’Iran prend son temps en matière de négociation, c’est que la lenteur y est estimée comme une forme de sagesse : elle signifie l’intelligence, la patience et l’humilité de l’homme qui s’abandonne à la volonté de Dieu. Le ralentissement propre à la Perse est donc à la fois subi et calculé. En Iran, la lenteur des serviteurs de l’État exprime à la fois la fatalité de leur destin tragique et la solennité d’institutions qui se complaisent dans la célébration de leur histoire. Au-delà de ses multiples inconvénients, la durée des négociations permet de tisser des relations personnelles sans lesquelles toute construction resterait lettre morte.

Par Thomas de Flichy
  1. Quinte-Curce, Histoires, V, 2-10.
  2. Ecclésiaste, 12, 1. 7
  3. Jacques V, 9
  4. Apocalypse, X, 5-6
  5. A. de Gobineau, Trois ans en Asie.
  6. I. Ansari, Mon père, mon frère, les shahs d’Iran.

 

Illustration : Hassan Rouhani, le président de l’Iran.

 

 

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