Du Liban, j’ai souvent l’impression d’avoir exploré chaque parcelle. De mon premier séjour, en rentrant de la mission inaugurale de SOS Chrétiens d’Orient en Syrie, aux déplacements parfois presque mensuels, j’ai dû toujours infirmer ce sentiment. Ce pays à l’histoire virile mais délicate est une ambigüité face à laquelle l’homme s’incline toujours. Cette fois, un cher ami m’a accompagné. J’aurais aimé l’y conduire il y a longtemps déjà et enfin l’arrangement fut possible.
Divers clans ont sabordé le Liban, et il ne retrouva rien, je crois, des souvenirs familiaux qu’il avait enfouis. Le travail l’empêcha même de croiser ces beautés levantines dont il se serait certainement fait l’esclave. Au premier regard, l’homme de bonne volonté sait que les Libanaises sont aussi belles que leur pays est défiguré : la côte est enlaidie par les immeubles, les sites bucoliques des gravures ont laissé la place à d’abominables bouchons, le « trafic » condamne le voyageur à la contemplation de demi-bâtiments qui pourraient désespérer les âmes les plus optimistes. C’est un crime contre la douceur de vivre, l’un des plus graves crimes sociaux, puisqu’il abîme à lui seuls les hommes et les choses.
Deux visions diamétralement opposées du Liban
Il faut néanmoins arpenter les quartiers pieusement. Derrière des immondices hétéroclites se cache une ancienne barricade de la bataille des hôtels et sous les murs en construction reposent les cadavres de héros de quinze ans. Maroun Maachalani, lieutenant controversé d’Elie Hobeika, auquel on reproche les terribles massacres de Sabra et Chatila, mais aussi soldat chrétien sorti de l’adolescence, bravant la guerre pour sauver le Liban chrétien, conte avec amertume le sort de cette jeunesse dont les souvenirs jonchent Beyrouth mal reconstruite. Son témoignage intitulé Croix de Guerre est fait de la froideur des récits sincères. Il y décrit le terrible massacre de Fanar, mais aussi les exploits de scouts transformés en commandos dans l’unité Bjine, des initiales arabes du fondateur des Kataeb Pierre Gemayel, et finalement explore son parcours comme un chemin de croix que dissimula mal l’enthousiasme des émotions juvéniles livrées à la guerre. J’évoque ce livre sans distance, il est plein de mes amis, braves motards claudiquant ou patrons masquant leurs cicatrices sous leurs chemises. Il s’était lancé dans ce combat où se jouait « la ligne d’intersection de deux visions diamétralement opposées du Liban ».
À l’époque, la gauche internationale et les Palestiniens ne donnaient pas cher des « lavettes d’Ashrafieh », riche quartier chrétien de la capitale, contre les damnés de la terre, soutenus discrètement par l’URSS mais aussi par bien d’autres bailleurs…
Agenouillé devant la statue de la Vierge
Ce fut une guerre barbare, avec ses assauts sanglants et ses représailles. Otages innocents et familles endeuillées furent le quotidien du Liban de 1975 au début des années 90. À l’époque, les correspondants internationaux parlaient droits de l’homme quand les chrétiens libanais réclamaient le droit de vivre paisiblement, sans sœurs violées et sans pays abandonné aux réfugiés palestiniens. Sans entrer dans les méandres du conflit, le constat est sans appel : des accords du Caire qui offraient le Liban aux Palestiniens à ceux de Taef qui actèrent la fin de la souveraineté du Liban et sanctuarisèrent son morcellement communautaire, les blessures furent trop lourdes pour que la suture soit efficiente.
Peut-être parce que les combattants cherchent encore à pousser les portes du salut : ainsi Maachalani se décrivant, lui le commando habitué à la mort, « agenouillé devant la statue de la Sainte Vierge, que je ne cesse et ne cesserai jamais de remercier et de louer pour m’avoir porté ».
Une conversion qui n’est pas sans évoquer l’itinéraire de Jocelyne Kouheiry qu’évoquaient, il y a quelques années, Nathalie Duplan et Valérie Raulin. Jeune phalangiste, combattante qui résista avec ses amies une nuit entière face aux brigades palestiniennes, elle fut inspirée pendant les combats et dédia ensuite son investissement à convertir les combattants chrétiens, quittant l’engagement politico-militaire au moment du coup de force de Samir Geagea au sein des Forces Libanaises, pour devenir une disciple de saint Jean-Paul II, vouant sa vie à la pastorale de la famille et à la défense de l’enseignement de l’Église au sein d’un Liban en proie au relativisme contemporain. Elle est très malade. J’aimerais la présenter à mon ami. Si Dieu veut…
Par Charles de Meyer, Président de SOS Chrétiens d’Orient
- Gabriel Gemayel, Maroun Maachalani, Croix de guerre, 2018, éditions à compte d’auteur.
- Nathalie Duplan, Valérie Raulin, Jocelyne Kouheiry, l’Indomptable, 2015, Le Passeur.