Tribunes
De la valeur du langage
Les leçons de Damascius et des néo-platoniciens.
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Patrick Buisson continue de passer au peigne fin le basculement sociétal des années 60. Après La fin d’un monde, il revient cette année sur cette période charnière avec Décadanse.
Une chose peut nous interroger à première vue : c’est l’orthographe choisie par le vieux maurrassien du mot « décadence ». L’auteur assume sa référence à Gainsbarre, l’alter ego maléfique de Serge Gainsbourg qui a inventé ce mot-valise. Selon l’écrivain, « La décadanse, c’est la décadence entendue non comme un événement déplorable mais, au contraire, comme la jouissance ultime que l’on célèbre ; quelque chose d’absurde et de suicidaire à l’image de ce que la médecine légale appelle “asphyxiophilie”, cette pratique qui consiste à étrangler son partenaire ou soi-même pour provoquer l’orgasme. » Ainsi l’auteur définit la modernité comme une époque particulière où la « décadanse » est célébrée au lieu d’être déplorée.
Ensuite, l’écrivain sous-titre son livre par l’interrogation suivante : « Libération, piège à c.. ? » En effet, ce que certains appellent la libération, notamment la libération sexuelle des années 60, est synonyme pour Patrick Buisson de décadence et a été selon lui un trompe-l’œil qui a entraîné plus de malheurs que de bonheur, alors que le bonheur ultime était promis par l’avant-garde de la révolution sexuelle.
L’écrivain revient sur un changement important intervenant en 1962, le concile Vatican II, auquel l’auteur incombe une part de la déchristianisation massive intervenant dans ces années-là, car selon lui le concile cherche, via le courant du modernisme, à passer à une religion plus humaine. Il cite notamment des changements dans la doctrine sexuelle sur la régulation des naissances par des méthodes naturelles de contraception mais aussi une mise à égalité dans les deux grands objectifs du mariage que sont l’entraide entre les époux et la procréation quand ces derniers étaient hiérarchisés et qu’en premier lieu était placée la procréation.
Ensuite, le vieux maurrassien passe au crible les grandes avancées sociétales des années 60 : libéralisation du divorce, diffusion de la pilule et des moyens de contraceptions techniques, libéralisation de l’IVG, massification du salariat féminin… L’auteur s’attelle à la dure tâche de déconstruire les discours, de démontrer en quoi les narratifs proposés et retenus n’étaient même pas crus de leurs auteurs mais bien constitutifs de stratégies étapistes. En somme, il expose en quoi les libéraux giscardiens ont marché main dans la main avec une gauche plus progressiste sur ces questions-là.
De plus, l’auteur propose une analyse en termes de classes sociales. Il développe, chiffres à l’appui, comment ces évolutions ont été imposées par la bourgeoisie, qui s’est servie d’images misérabilistes des classes populaires dans ses discours afin de justifier les différentes libéralisations, alors que ces mêmes classes populaires étaient peu enclines à ces “progrès”.
Enfin, l’auteur fait l’état des lieux des conséquences de ces différentes libéralisations. La libéralisation du divorce a entraîné une nouvelle pauvreté féminine, mais aussi une augmentation du suicide chez les hommes. La mise en place de la pilule favorise le vagabondage sexuel, l’instabilité maritale, les problèmes sanitaires féminins, la mise en disponibilité sexuelle de ces dernières en tout temps, ce qui libérera les “Casanovas” de toutes contraintes et de tout engagement. Pilule qui annonce et prépare l’IVG puisqu’elle permet l’émergence de l’idéologie de l’enfant désiré, et donc de celui qui ne l’est pas, qui n’est que l’enfant nuisible, quasiment comparé à une tumeur dont on se doit de se débarrasser. Ainsi, contrairement à ce qui a été prétendu par ses défenseurs, la pilule ne libère pas la femme mais l’enferme dans un rôle ultrasexuel ; la pilule n’est pas le remède à l’IVG mais entraine une augmentation des recours à l’IVG.
La femme ayant été réifiée sexuellement en concomitance avec la déliquescence des structures traditionnelles (le non-concubinage, les fiançailles, le mariage…), les femmes se retrouvent à devoir difficilement se “vendre” sur le grand marché sexuel, elles ne plaisent plus pour ce qu’elles sont, ce qu’elles savent faire, leurs différentes qualités, mais pour ce à quoi elles ressemblent. Dès lors, les standards de beauté se modifient. Les hanches plus voluptueuses et les poitrines généreuses, signe de fertilité et corps d’une femme pouvant ou ayant eu des enfants, ne sont plus au goût du jour. La femme fertile laisse place à la Jane Birkin, idéal-type des années 60-70, une femme très menue, quasi androgyne, ne possédant pas les attributs corporels classiquement associés à la fertilité. De plus, la beauté n’est plus une qualité naturelle, un don, mais devient accessible à toutes. Les magazines féminins emboîtent le pas vers le marché fructueux des produits de beauté, des promesses de régimes miracles et des accessoires de mode. La naissance de la société de consommation s’accommode fort bien de la libération sexuelle, et en est même ravie.
Ainsi, nous pouvons dire que les constats et les analyses de Patrick Buisson se rapprochent des prédictions de Georges Sorel qui nous prévenait déjà au début du XXe siècle contre les affres du “progrès” en matière sexuelle et maritale : « On considérera désormais toute union comme devant normalement se dissoudre le jour où les feux érotiques sont éteints ; on soupçonnera les unions durables de se maintenir seulement pour des raisons d’intérêt, en dépit de désaccords secrets ; on ne sera plus persuadé que la destinée de l’homme est d’ennoblir l’union sexuelle par le sacrifice des instincts à un devoir. » (Les Illusions du progrès, 1908).
Illustration : Paris Fashion Week, octobre 2023. « La collection Miu Miu Automne/Hiver 2023 de Miuccia Prada s’intéresse aux façons de regarder, au processus à l’œuvre et à la manière dont un acte d’observation peut, à son tour, transformer l’objet observé. Regarder, c’est commencer à réfléchir. La technique et la matérialisation peuvent activement changer la façon dont les tenues sont lues sur le plan visuel, et la façon dont nous les comprenons. »